«In the Earth»: les terrifiantes visions de Ben Wheatley

Alors qu’un virus fait des ravages, Martin entreprend un périple en forêt afin d’aller rejoindre une collègue scientifique. Selon une légende de l’endroit, un nécromancien aurait jadis élu domicile en ces contrées boisées. Ni Martin ni sa guide Alma ne se montrent spécialement effrayés, jusqu’à ce que… Tourné avec un microbudget en plein confinement, In the Earth ne représente pas un pis-aller pour Ben Wheatley, mais un retour aux sources. Habitué de travailler sans moyens, le cinéaste anglais renoue ici avec l’étrangeté angoissante de Kill List et la toile de fond sylvestre de Sightseers et A Field in England.
« C’est un projet qui a été entièrement conçu pendant le confinement, explique Ben Wheatley par écrans interposés depuis Londres. Entre le moment où j’ai commencé à écrire le film et celui où il paraît ces jours-ci en Amérique du Nord, il s’est écoulé un an. Je crois que c’était ma manière de gérer le confinement, et d’envisager ce dont le futur immédiat aurait l’air. L’histoire se déroule à la fin d’une troisième vague ; c’est légèrement anticipatoire. »
Dans le film, des considérations scientifiques et ésotériques cheminent de concert avant d’entrer en collision, jusqu’à la fusion.
« À l’époque, je lisais sur les réseaux mycorhiziens [des systèmes fongiques souterrains qui se développent lorsqu’un même champignon colonise les racines de deux ou plusieurs arbres ou plantes], et je trouvais ça fascinant. Et je me suis mis à penser à notre arrogance, à nous les humains : nous nous croyons le centre de l’univers, mais juste sous nos pieds, il y a tous ces réseaux complexes et parfaitement autonomes… »
Entre l’irrationnel et le rationnel
Sur ces assises scientifiques, Ben Wheatley érigea une mythologie bâtie autour de cette figure du nécromancien. On le précise, In the Earth n’est pas un ersatz de Blair Witch Project ou du million d’autres films fauchés à propos d’une sorcière hantant une forêt. Pour le compte, le concept de l’entité surnaturelle au fond des bois fut exploité en littérature avant même l’avènement du cinéma. En fait, le cinéaste déconstruit ce type de récits.
« On a souvent tendance à penser que ces histoires et légendes sont très anciennes, alors qu’au contraire, la plupart du temps, elles sont assez récentes. En Angleterre, plusieurs émanent de l’ère victorienne. Si vous prenez par exemple les récits druidiques qui ont longtemps circulé autour de Stonehenge, c’est de la fiction, car les druides n’ont pas laissé de documents écrits. »
L’homme fut de tout temps prompt à se créer un folklore, voire des religions, afin d’expliquer l’inexplicable. Cela, dans le but de se rassurer. Dès lors, la question dans In the Earth est de savoir si cette entité dans la forêt représentée par un monolithe est réelle, ou le fruit de phénomènes naturels encore inconnus.
À cet égard, un personnage note à un moment que « la magie, c’est simplement quelque chose que la science n’arrive pas encore à expliquer ». Tout du long, Ben Wheatley prend un malin plaisir à écarteler les personnages — et le public — entre ces deux pôles, c’est-à-dire entre l’irrationnel et le rationnel.
« J’aime torturer les spectateurs, rigole le cinéaste. J’aime faire en sorte qu’ils ressentent les tourments des personnages. »
Étrangeté ambiante
À nouveau, Ben Wheatley parvient à instiller un sentiment de menace qui croît au même rythme que l’étrangeté ambiante.
À ce chapitre, on mentionnait d’entrée de jeu le thriller Kill List, où deux tueurs à gages commencent à percevoir autour d’eux les agissements d’un culte, la comédie noire Sightseers, où un couple multiplie les homicides lors d’un périple en camping, et le drame horrifico-historique A Field in England, où un apprenti alchimiste et des soldats du XVIIe siècle ont un bad trip dans la nature. Et pour cause : In the Earth s’inscrit en directe continuité de ces films, tant pour l’approche à combustion lente du suspense que pour la récurrence de certains thèmes et motifs.
Il en résulte, pour Martin et Alma, une descente vers la folie, ou une ascension vers l’éveil, au choix. Qu’importe la lecture que l’on fait du dénouement, les passages terrifiants ne manquent pas.
Car le cinéaste sait comment user d’un minimalisme formel absolu pour créer des séquences incroyablement angoissantes. On pense entre autres à ce plan où Martin et Alma s’apprêtent à s’enfoncer dans la forêt, qui attend tel un trou noir devant eux… Jumelée à la musique électronique merveilleusement évocatrice de Clint Mansell (Requiem for a Dream), la scène donne le frisson alors qu’en théorie, rien de spécial ne se produit.
Le siège des cauchemars
On revient ainsi à cette idée prégnante qu’il est toujours risqué de s’aventurer en forêt. « Je pense que c’est issu de quelque chose de primitif ; ça transcende la logique. Souvent, enfant, les images qui surgissaient dans mes cauchemars ne pouvaient être expliquées par une histoire que j’avais entendue ou un film que j’avais vu. Mais ces images venaient forcément de quelque part ? »
D’une certaine façon, In the Earth tente d’accéder à ce lieu mystérieux, siège de terrifiantes visions.
Promenons-nous dans les bois
En pleine pandémie, Martin arrive dans un centre de recherches improvisé sis à l’orée d’une immense forêt protégée. Au coeur de cette nature indomptée, sa collègue Olivia, dont il est sans nouvelle, étudie les particularités du réseau fongique souterrain, particularités qui pourraient s’avérer utiles en ces temps de crise. Voici donc Martin en route vers le campement d’Olivia en compagnie d’Alma, une garde forestière locale. Or, selon une légende du cru, un nécromancien se serait jadis caché dans la forêt. Depuis, quelques disparitions sont survenues, mais rien pour ébranler l’esprit scientifique de Martin ni celui, cartésien, d’Alma. Après le remake opulent et impersonnel de Rebecca, Ben Wheatley rebondit avec In the Earth, un petit film tordu dont il a le secret. Comme dans son brillant Kill List, le cinéaste forge une atmosphère de plus en plus insolite. On sent la menace sourdre, insidieusement. Au diapason, les interprètes modulent expertement cette lente montée. Le point de départ pourra sembler éculé (le péril surnaturel en forêt), et la mythologie proposée devient un brin confuse, quoique c’est à terme sans doute voulu, mais la capacité de Wheatley (également responsable du montage hypnotique) à offrir des images saisissantes à la pelle, compense largement. Ce n’est pas un cinéma d’horreur où l’on sursaute, mais où l’on se tortille d’inconfort. Il s’agit en outre d’une approche de l’épouvante où, hormis quelques éléments gore choisis, la suggestion et l’ambiguïté l’emportent. Des questions restent sans réponse, mais loin d’être frustrant, ce n’est que plus effrayant.
In the Earth (V.O.)
★★★★
Drame d’horreur de Ben Wheatley. Avec Joel Fry, Ellora Torchia, Reece Shearsmith, Hayley Squires. Grande-Bretagne–États-Unis, 2021, minutes. En salle au cinéma du Parc et au cinéma Forum.