Sigourney Weaver, ma patronne malaimée

Inspiré des mémoires de Joanna Rakoff, «My Salinger Year» («Mon année Salinger»), de Philippe Falardeau, donne à voir une paire de splendides performances, par Margaret Qualley (à droite) et Sigourney Weaver.
Photo: Métropole Films Inspiré des mémoires de Joanna Rakoff, «My Salinger Year» («Mon année Salinger»), de Philippe Falardeau, donne à voir une paire de splendides performances, par Margaret Qualley (à droite) et Sigourney Weaver.

Nous sommes en 1995 et Joanna, fraîchement diplômée de Berkeley, débarque à New York avec la ferme intention d’écrire un roman important ou un recueil de poésie marquant. Pour l’heure, toutefois, elle doit se contenter d’un poste d’assistante auprès de Margaret, qui dirige la plus ancienne agence littéraire de la ville. La liste des clients illustres comprend le très célèbre et très reclus J.D. Salinger, auteur du cultissime L’attrape-cœurs. Or, l’une des tâches de Joanna consiste à lire les lettres d’admirateurs adressées à Salinger et à retourner à ceux-ci une missive pré-écrite. Mais voilà qu’un jour, Joanna décide de composer une réponse personnalisée, puis une autre…

Inspiré des mémoires de Joanna Rakoff, My Salinger Year (Mon année Salinger), de Philippe Falardeau, donne à voir une paire de splendides performances, par Margaret Qualley et Sigourney Weaver. On a pu s’entretenir avec cette dernière. « À la lecture du scénario, j’ai tout de suite revu dans Margaret l’image de ces femmes qu’on voyait beaucoup àNew York, à une époque ; ces femmes de carrière qui fumaient et buvaient et étaient plus grandes que nature, un brin intimidantes, mais également glorieuses à leur façon. J’ai connu de telles femmes dès l’enfance. C’est l’une des raisons pour lesquelles je suis tombée amoureuse de Margaret et que j’ai voulu la jouer », confie Sigourney Weaver, une New-Yorkaise de naissance.

Cerner le personnage

 

Comme plusieurs interprètes, Sigourney Weaver commence à vraiment cerner le personnage une fois le bon costume — la bonne « peau » — enfilé. Ce ne fut pas différent avec Margaret. « Pour me préparer au rôle, j’ai fait appel à une vieille amie et complice, la conceptrice de costumes Ann Roth [Midnight Cowboy, Klute, Dressed to Kill, The Talented Mr. Ripley]. Elle est elle-même une de ces femmes formidables que j’évoquais à l’instant. Je savais qu’elle donnerait à Margaret ce look, ce supplément de style, ce panache, qui est d’une certaine manière un mur protecteur pour Margaret. Ça m’aidait énormément, comme actrice, de porter ces vêtements légèrement flamboyants ; ces caftans… »

À noter que la douée Patricia McNeil (La femme de mon frère, Le 20e siècle) a créé toutes les autres tenues du film de Philippe Falardeau. Philippe Falardeau pour qui Sigourney Weaver avoue avoir ressenti un coup de foudre professionnel instantané.

À la lecture du scénario, j’ai tout de suite revu dans Margaret l’image de ces femmes qu’on voyait beaucoup à New York, à une époque ; ces femmes de carrière qui fumaient et buvaient et étaient plus grandes que nature, un brin intimidantes, mais également glorieuses à leur façon. J’ai connu de telles femmes dès l’enfance. C’est l’une des raisons pour lesquelles je suis tombée amoureuse de Margaret et que j’ai voulu la jouer.

 

« Philippe possède un mélange fascinant de politique, de cœur et d’humour. C’est tellement agréable de travailler avec lui. Il faut aussi savoir qu’il est très bouffon. Je me souviens d’une fois, nous tournions une scène dramatique chez Margaret, et on le cherchait partout : il s’était caché dans l’âtre du foyer. Philippe amène une énergie particulière sur le plateau. Qui plus est, en voyant la qualité de la distribution qu’il avait déjà réunie, j’étais persuadée qu’il saurait livrer un film spécial. Et c’est ce qui s’est produit. »

Au sujet du cinéaste québécois encore, Sigourney Weaver précise : « Autant il sait être hyper encourageant, autant il sait se montrer ferme lorsqu’il sent qu’on est capable de mieux. Il m’a par exemple poussée à être plus dure vis-à-vis de Margaret, au début, de manière à ce qu’on ne perçoive pas tout de suite sa douceur sous-jacente. Il avait raison. Et j’ai apprécié ça. Vous savez, il arrive que des réalisateurs aient peur de me diriger, à cause de mon parcours, alors qu’au contraire, je réclame cette collaboration ; j’ai besoin d’être dirigée. »

Pas une antagoniste

 

Maintenant, un mot sur l’éléphant dans la pièce : lors de la première en ouverture du festival du film de Berlin, plusieurs médias internationaux ont reproché à My Salinger Year une trop grande parenté avec The Devil Wears Prada. En surface, l’affirmation se défend. Sauf que dès qu’on creuse, les similitudes se dissipent, à commencer par le principal point de rapprochement, à savoir la dynamique « jeune employée contre patronne tyrannique ».

La raison en est qu’ici, Joanna pénètre un milieu littéraire auquel elle aspire d’emblée, à l’inverse d’Andy dans l’autre film qui méprise le monde de la mode avant d’être séduite par celui-ci. Ce sont des courbes divergentes. Surtout, dans My Salinger Year, Margaret a beau être sur son élégant quant-à-soi, elle n’a rien de la tétanisante Miranda dans The Devil Wears Prada.

En fait, au jeu de la comparaison, c’est d’un autre film avec Sigourney Weaver que se rapproche davantage The Devil Wears Prada : le désormais classique Working Girl, de Mike Nichols (costumes d’Ann Roth, tiens), paru en 1988, et dans lequel la starcampe une patronne antagoniste pleine de superbe, face à une héroïne en apprentissage. Dans My Salinger Year, Margaret n’est pas une antagoniste, et c’est là, sans doute, la distinction la plus fondamentale.

À la mention du film de Nichols, qui lui valut l’une de ses trois nominations aux Oscar, la voix de Sigourney Weaver se colore d’un sourire. « Katharine Parker [dans Working Girl] et Margaret ont en commun de projeter une image professionnelle un peu dure, mais Margaret est un être humain qui a davantage de cœur, avec toutes ses insécurités et sa fragilité qui couve. Cela dit, j’essaie de ne pas penser à des personnages antérieurs lorsque j’en aborde un nouveau. »

Cela, afin d’éviter quelque influence inconsciente ou redite involontaire.

Éviter le sentimentalisme

 

Pour le compte, My Salinger Year a un ton bien à lui, avec son dosage savant de sensibilité et de mesure : une pudeur qui permet au réalisateur de Monsieur Lazhar de décupler l’effet des moments émotionnels. À cet égard, My Salinger Year parvient à être émouvant, parfois très émouvant, sans jamais céder à la sentimentalité. Une nuance qu’incarne en l’occurrence parfaitement le personnage de Margaret.

« Je crois qu’il n’y a pas de plus beau compliment possible, réagit Sigourney Weaver. Parce que c’est un réel danger, le plus grand des dangers peut-être, tant pour le scénariste que le réalisateur que l’acteur : celui de dépasser la limite et de sombrer dans le sentimentalisme facile. Dans mon travail, j’essaie d’éviter ce piège, parce que selon moi, ça ruine l’illusion : c’est un rappel qu’il s’agit d’un film, un rappel que je joue un personnage dans un film. »

De conclure Sigourney Weaver : « La simplicité est toujours la meilleure conseillère, et je pense que l’approche du film est honnête, proche de la vraie vie. »

Le film My Salinger Year sortira en VSD et en salle le 5 mars

Philippe Falardeau en trois propos choisis

Au sujet de la genèse du film

« Je cherchais depuis un moment du matériel qui m’inspirerait un prochain film. Je n’avais pas l’élan d’écrire à partir de zéro comme je venais de le faire pour Guibord s’en va-t-en guerre. Je souhaitais en outre développer un personnage féminin, une héroïne. Un jour où j’allais au cinéma, je suis arrivé trop tôt alors j’en ai profité pour bouquiner dans la librairie d’à côté. J’ai acheté trois livres : un sur la photographe de guerre Lee Miller, un sur Cléopâtre — sur qui je ne ferai jamais de film, et enfin, celui de Joanna Rakoff. Je connaissais la mythologie autour de Salinger, mais je ne l’avais jamais lu, tout comme Joanna au début, ai-je découvert. J’ai donc lu ses mémoires, et j’ai adoré. Ce milieu littéraire comme toile de fond m’a stimulé ; j’entrevoyais bien comment l’aborder en film. »

Au sujet de Joanna Rakoff

 

« J’ai fait un long pitch à Joanna au téléphone, puis je suis allé la rencontrer à Boston et elle a embarqué. Elle était contente de la vision que j’avais pour l’adaptation. Elle avait déjà reçu des offres, mais elle les avait déclinées parce qu’elle n’aimait pas la direction dans laquelle ces films se proposaient d’aller — par exemple en misant sur une histoire d’amour inventée entre Joanna et un admirateur. J’ai vécu une situation semblable avec Bruno Hébert pour C’est pas moi, je le jure ! : pour lui aussi, il y avait eu des tentatives infructueuses d’adaptations. Joanna a été encourageante dès le départ. Elle aimait beaucoup les nouvelles scènes, comme les correspondances fictives, créées pour le film. Tu avertis toujours l’auteur que tu vas transgresser, mais tu ne veux pas trahir l’esprit du livre. »

Au sujet de Sigourney Weaver

 

« Parmi les scènes fictives, il y a celle où Joanna se rend chez Margaret [qui vit alors un deuil]. Je voulais que Sigourney joue cette scène sans maquillage, mais je ne m’étais pas encore résolu à lui en parler. Mais elle m’a pris de vitesse et s’est présentée sans maquillage. Elle m’a demandé : “De quoi j’ai l’air ?” Je la sentais nerveuse, et je lui ai répondu qu’elle était magnifique. Et elle l’était. Elle est fabuleuse dans cette scène. »



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