«Lafortune en papier»: tendre géant

Des générations d’enfants du Québec ont grandi en s’émerveillant devant les prouesses de Claude Lafortune. Magicien du papier, de la colle et des ciseaux, l’animateur donna vie, des décennies durant, à des personnages tout de carton souple conçus. Sa pratique unique, qui se déploya bien au-delà d’émissions jeunesse phares telles que L’Évangile en papier, L’histoire en papier et Parcelle de soleil, transcendait la notion de bricolage : parvenu à un tel niveau de maestria, on parle d’art. Justement, l’un des aspects les plus révélateurs de Lafortune en papier, le beau documentaire de Tanya Lapointe, est qu’on peut y voir le principal intéressé, d’une humilité touchante, hésiter à se qualifier d’artiste.
Mais il y a plus, beaucoup plus, à retirer de cette odyssée au cœur de la création et de l’âme de Claude Lafortune, emporté au printemps 2020 par la COVID-19. Au cours d’un tournage-fleuve de deux ans, non seulement Tanya Lapointe en a appris davantage sur l’homme, mais elle a lié avec lui une profonde amitié. Amitié que l’on voit naître puis grandir, en filigrane.
Ceci expliquant cela, plus le documentaire progresse, et plus Claude Lafortune, un être discret porté à se placer en retrait afin de mettre les autres en valeur, y va de confidences spontanées. Souvent brèves, ces bribes d’intimité viennent éclairer sa démarche artistique sous un jour inédit. On songe à cette Sainte Vierge de papier, dans les réserves du Musée de l’oratoire Saint-Joseph, faite à l’image de sa mère, et surtout à cette Camille Claudel au regard hanté et à ce Vincent Van Gogh tourmenté par de noirs corbeaux, sortes d’autoportraits sublimés.
Bref, l’œuvre de Claude Lafortune ne cesse de gagner en richesse sous nos yeux. N’est pas étrangère au phénomène une caméra qui accroît son niveau de proximité à mesure que le lien de confiance entre la réalisatrice et son sujet se solidifie. Il convient d’ailleurs de préciser que la réalisatrice ayant dû tourner avec des moyens rudimentaires, jamais son documentaire ne cherche à réinventer la forme. Or, c’est en l’occurrence une bénédiction déguisée, puisque Claude Lafortune et son œuvre n’en brillent que davantage.
Reconnaissance tardive
Entre la première et la dernière rencontre, on assiste à quelque chose comme la consolidation d’une reconnaissance tardive, d’abord par l’entremise d’une exposition au Musée des religions du monde de Nicolet puis au Musée Marguerite-Bourgeoys, sans oublier cette médaille d’or du lieutenant-gouverneur du Québec… Que le film ait remporté le prix du public, en plus d’une mention du jury, au Festival de Whistler, semble confirmer cette tendance.
Pour autant, un certain snobisme du milieu artistique, prégnant, entêté, n’est pas passé sous silence dans le film. À l’image, on devine Claude Lafortune blessé, mais aussitôt, le voici devant une classe émerveillée.
Tanya Lapointe a pour le compte effectué un remarquable travail de recherche, exhumant des trésors d’archives audiovisuelles s’étalant des années 1960 aux années 2000. Au présent, on constate combien Claude Lafortune marqua son public : défilent les adultes recouvrant leurs yeux d’enfants en présence d’un héros d’antan. Il faut les voir, ces quadragénaires, quinquagénaires, et plus, étreindre l’octogénaire avec force effusions ! Chaque fois que cela survient, et cela survient souvent, Claude Lafortune paraît aussi ému que surpris.
Valeur patrimoniale
Un autre aspect à célébrer du documentaire réside dans la capacité de la réalisatrice à mettre en lumière la foncière bienveillance de Claude Lafortune. Bien avant que cela devienne une réelle préoccupation chez les télédiffuseurs, son émission Parcelle de soleil, à titre d’exemple, donna vitrine et parole à des enfants atteints de maladies graves, de handicaps, ou issus de la diversité, avec à la clé une célébration des différences. Car, oui, le legs de Claude Lafortune ne se résume pas qu’à L’Évangile en papier.
À cet égard, on saura éternellement gré à Tanya Lapointe de s’être attelée à ce documentaire. D’autant qu’elle est allée de l’avant avec son projet en l’absence d’un diffuseur ou de financement, autre indice que l’on sous-estime, ou, espérons-le, « sous-estimait », l’importance de Claude Lafortune.
Avec son documentaire, la réalisatrice fait œuvre utile en mettant en lumière l’impact positif qu’eut Claude Lafortune sur l’imaginaire de milliers et de milliers d’enfants. Ne serait-ce que pour cela, Lafortune en papier revêt une valeur patrimoniale indéniable, mais humaine également. Car, en un écho à ce que vécut la réalisatrice elle-même, lorsque le film s’achève, ce n’est plus uniquement à une idole de jeunesse qu’on dit adieu, mais à un ami.