Tanya Lapointe et le magicien du papier

Avec du carton souple, de la colle et des ciseaux, Claude Lafortune pouvait créer des personnages saisissants d’expressivité.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Avec du carton souple, de la colle et des ciseaux, Claude Lafortune pouvait créer des personnages saisissants d’expressivité.

Lorsque Claude Lafortune fut emporté par la COVID-19, le 20 avril, à l’âge de 83 ans, ce n’est pas le sujet de son documentaire en cours que perdit alors Tanya Lapointe, mais bien un ami. Un ami cher. L’une des nombreuses qualités de son film Lafortune en papier est qu’en filigrane, on assiste à la consolidation de ce lien qui se tissa entre l’artiste et la réalisatrice au gré d’un tournage de deux ans. Tout aussi émouvant s’avère ce regard privilégié au cœur de la création, et à terme au cœur de l’âme, d’un magicien du papier qui aura marqué des générations de jeunes téléspectateurs. Discussion avec Tanya Lapointe dans la foulée de sa sélection au Festival de Whistler, sur le site duquel son film est diffusé jusqu’au 31 décembre.

Il y eut d’abord cette simple demande d’amitié Facebook de Claude Lafortune à Tanya Lapointe.

« J’étais étonnée et touchée. Je me suis dit : “Wow ! Claude Lafortune, que j’ai regardé dans mon enfance, m’écrit.” Qu’il “clique” sur moi et me contacte, c’était comme si ça bouclait une boucle ; comme si la personne que tu regardais à la télé traversait tout à coup l’écran. J’ai pu constater par la suite que Claude était un être ultra-sociable, qui aimait les gens, qui aimait être en relation. Mais il n’empêche qu’à ce moment-là, j’avoue que je me suis sentie spéciale », confie Tanya Lapointe entre rires et souvenirs émus.

Le projet de documentaire vit le jour de manière assez spontanée : dès la première visite de Tanya Lapointe à l’atelier de Claude Lafortune, le contact fut bon.

« Le documentaire est né d’un élan du cœur. Ça peut avoir l’air simple dit comme ça, mais ça impliquait néanmoins la mise en place d’une infrastructure, si minimale soit-elle. Ça a été à ce point spontané que, après avoir contacté des diffuseurs pour obtenir du soutien financier à la production, sans succès, j’ai continué en me disant que ce serait un petit projet, à temps perdu — d’autant que je commençais à travailler sur Dune [comme productrice exécutive du film de Denis Villeneuve]. Mais c’est vite devenu un film avec une locomotive, qui me dépassait. Il y a eu une accélération d’événements après l’exposition [L’arche de Noé]. »

On roule ainsi avec Tanya Lapointe et Claude Lafortune en direction de Nicolet pour le dévoilement de ladite exposition, on retourne à l’atelier, on jase avec les amis Marie Eykel et Yannick Nézet-Séguin, on assiste à la remise d’un doctorat honorifique à l’UQAM, on se déplace au Musée Marguerite-Bourgeoys, premier établissement muséal de la métropole à avoir enfin accueilli l’œuvre de l’artiste (l’humilité quasi maladive du principal intéressé envers le terme « artiste » et le snobisme institutionnel à son égard sont deux des questions abordées dans le film), on voit les yeux brillants des enfants lors de leçons de maître…

Sans oublier ces trésors d’archives audiovisuelles couvrant l’ensemble du parcours télévisuel, des années 1960 aux années 2000, de cet ancien professeur d’arts plastiques…

Surtout, le documentaire donne à voir combien Claude Lafortune marqua son public. Enfants hier, des adultes parfois grisonnants se jettent spontanément dans ses bras : avec une infinie tendresse, Claude Lafortune rend ces étreintes reconnaissantes, avec chaque fois sur le visage ce mélange émouvant de surprise et de joie.

Au-delà du brio

Pendant deux ans, donc, Tanya Lapointe se laissa porter par cette « vague », pour reprendre son expression.

« C’est le contraire du journalisme, où il faut savoir où on s’en va, mais ça a été un cadeau. Et puis, en journalisme, il y a ce “bras de distance” par rapport au sujet, et c’est certain que je ne l’ai pas eu avec Claude : on avait de grandes affinités. J’adorais avoir un ami octogénaire, je trouvais ça enrichissant, mais rien là-dedans n’était réfléchi. Je me souviens du jour où il m’a dit : “Je suis content qu’on soit devenus des amis.” C’est comme lorsqu’on commence à sortir avec quelqu’un et qu’il faut qu’un des deux le dise en premier. Et là, que ce soit Claude qui dise “OK, on est amis”, tout à coup, le film, ce n’était plus du travail, mais juste du plaisir. »

Il faut savoir qu’au départ, pour Tanya Lapointe, le nom de Claude Lafortune évoquait, peu ou prou, la même chose que pour les légions de trentenaires, quarantenaires et cinquantenaires ayant grandi avec les géniales créations de l’animateur des émissions jeunesses Du soleil à cinq cents, L’Évangile en papier, L’Histoire en papier, ou encore Parcelle de soleil (où tribune fut donnée à des enfants atteints de maladies graves, de handicaps, ou issus de la diversité, et célébrés dans leur différence). Avec du carton souple, de la colle et des ciseaux, Claude Lafortune pouvait créer des personnages saisissants d’expressivité. Or, justement, derrière ce brio technique, il y avait un fil conducteur, une réflexion…

« Évidemment, je ne portais pas sur Claude le même regard que maintenant. Pour moi, il était ce gentil monsieur dans les émissions de mon enfance. Je ne me rendais pas compte de l’ampleur de son impact ni de son rayonnement […] À la lumière de tout ce que j’ai découvert, je me rends compte que je le sous-estimais : j’étais émerveillée par Claude Lafortune, je le trouvais charmant, je trouvais ses œuvres incroyables même à l’âge adulte, mais au-delà de cet émerveillement superficiel, il y avait de la profondeur. »

Derrière les œuvres

 

Une profondeur que le documentaire dévoile tout doucement, à mesure que Claude Lafortune, être chaleureux s’il en fut, mais paradoxalement très pudique s’aperçoit-on, s’ouvre non pas tant à la caméra qu’à son amie Tanya. À ce propos, la réalisatrice hésita à apparaître à l’image.

« Je tenais à ce que Claude soit la vedette. Et à vrai dire, après avoir quitté Radio-Canada, où j’ai adoré être journaliste et où c’était presque une drogue, le fait est que j’étais heureuse de ne plus être devant la caméra. Sauf que sur ce projet-ci, je me suis vite rendu compte que Claude était plus à l’aise quand j’étais avec lui dans le cadre, qu’on discutait ; quelque chose s’animait en lui quand j’étais là pour le soutenir et le relancer. C’est ce qui a motivé ma décision. »

Pour moi, il était ce gentil monsieur dans les émissions de mon enfance. Je ne me rendais pas compte de l’ampleur de son impact ni de son rayonnement.

 

Un choix heureux, car plus le documentaire avance, et plus Claude Lafortune se livre, notamment par rapport à l’une de ses dernières créations, une poignante Camille Claudel en papier. « Pourquoi pas Rodin », de lui demander Tanya Lapointe. « Parce que je me sentais plus proche d’elle », répond-il en substance. Juste avant, après qu’il eut expliqué chaque élément technique de sa version de Van Gogh, angoissé, il admet vivre lui-même des périodes d’anxiété. Et cette Sainte Vierge, dans les voûtes de l’Oratoire, qu’il conçut à l’image de sa mère…

« Claude a été ouvert tout de suite, mais le lien d’amitié et la durée ont contribué, je pense, à ce qu’il s’ouvre encore plus. Pour son Van Gogh, je n’aurais jamais osé aller là avant, mais tout à coup, comprenant sa démarche, comprenant qu’il s’exprimait beaucoup à travers ses œuvres, ça devenait naturel. »

Tout cela, confié à Tanya Lapointe, et par extension, à nous, public. De telle sorte qu’au terme du documentaire, on a, nous aussi, l’impression d’avoir perdu un ami cher. C’est triste, mais étrangement beau, parce que ce qui subsiste passé le générique de fin, c’est un sentiment d’être chanceux. Chanceux d’avoir partagé les deux dernières années d’un bon et grand monsieur.

Le documentaire Lafortune en papier est disponible à whistlerfilmfestival.com

 

Papier à musique

Lafortune en papier bénéficie d’un discret mais évocateur accompagnement musical. Là encore, c’est par gratitude envers Claude Lafortune que cela s’avéra possible, comme l’explique Tanya Lapointe.

 

« Viviane Audet, Robin-Joël Cool et Alexis Martin avaient fait la musique du documentaire 50/50 ; ils avaient gagné un Gémeau, et ç’avait été une très belle collaboration. Pendant le montage de Lafortune en papier, on utilisait de la musique temporaire, et ce qui fonctionnait le mieux, c’était le piano. J’ai donc pensé à Viviane, parce qu’il y a une lumière dans sa musique, une délicatesse, une intimité : toutes les qualités que je cherchais. Je l’ai appelée en avril, peu après le décès de Claude, et j’étais gênée car je ne disposais que d’un minibudget. Quand on s’est parlé, elle m’a avoué qu’en apprenant que j’avais consacré un film à Claude Lafortune, elle s’était retenue de se proposer par crainte de passer pour opportuniste. Viviane avait elle aussi grandi en regardant Claude… Le documentaire, ça a beaucoup été ça : tout le monde aimait Claude. Et bref, Viviane, Robin-Joël et Alexis m’ont composé cette superbe musique qui est disponible sur Spotify. Elle est si apaisante, et dans le contexte actuel, on a besoin d’apaisement. »



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