«Jongué, carnet nomade»: il s'appelait Serge

Plusieurs cinéastes auraient pu aborder habilement la vie et l’œuvre du photographe Serge Emmanuel Jongué, mais ce n’est pas étonnant que Carlos Ferrand se soit intéressé au parcours, aux écrits, et surtout aux images de celui qui se définissait à la fois comme un immigrant et un métis, revendiquant son attachement à plus d’un territoire : la France, l’Amérique du Nord et les Antilles.
Ceux qui connaissent la trajectoire de ce réalisateur (Cuervo, 13, un ludodrame sur Walter Benjamin) savent que les questions identitaires et territoriales sont au cœur de sa démarche, et particulièrement dans Americano, un superbe carnet de voyage où lui-même interrogeait ses identités multiples et allait à la rencontre de gens de tous les horizons, et d’un bout à l’autre du continent. Dire de Ferrand qu’il a vu en Serge Emmanuel Jongué un proche complice, voire un frère, relève de l’évidence devant Jongué, carnet nomade.
L’artiste, né en 1951 et décédé en 2006, n’était pas une grande figure médiatique et il a laissé peu de traces audiovisuelles. Cette difficulté a forcé le cinéaste à user d’imagination pour illustrer cette trajectoire sinueuse, donner du relief à des documents d’apparence banale (carte d’identité, passeport, etc.) et enrober ses photographies d’une aura poétique et mélancolique, à l’image de celui qui était derrière son appareil. Cette passion, éveillée par son père qui lui offrit son premier appareil photo, apparaissait à Jongué comme le meilleur moyen de « séduire les jeunes filles ». Ensuite, ce sera le monde qu’il voudra embrasser du regard.
Et comment voir ce monde de manière simpliste avec des origines où se mélangent la Martinique, la Guyane, la Pologne, la Russie et ce qui s’appelait autrefois l’Indochine ? Ses parents n’ont pas fait de lui un être seulement métissé, mais aussi d’une grande complexité, portant également les blessures du racisme, de la Shoah, du colonialisme français en Asie et tant d’autres secrets que l’on étouffe pour que des parents d’une couleur de peau différente se fondent dans la France de l’après-guerre. Mais pour Serge Emmanuel Jongué, entre les quolibets dans la cour d’école et ce legs de zones d’ombre, son salut ne pouvait passer que par l’exil.
Il débarque au Québec en 1975, poursuivant ses études universitaires en littérature, lui qui était aussi un grand passionné de bande dessinée. Est-ce à Montréal qu’il trouvera réponse à ses questions et mettra fin à ce qu’il nomme sa « marche forcée » ? Jongué aura du moins fait son doctorat, développé son point de vue de critique d’art, et surtout de photographe, dont pour de grands syndicats comme la FTQ. Une manière pour lui de s’approcher des opprimés et des révoltés, et surtout de saisir la noblesse de leurs combats.
Ceux de cet homme tourmenté l’ont poussé au nomadisme, qu’il affectionnait, renouant avec les terres d’origine de son père (un homme sévère qu’il aimait peu), affectionnant aussi la France, et sûrement plus qu’au moment de la quitter, voyant par exemple des similitudes entre Marseille et Montréal, deux « nébuleuses ». Tout cela est raconté, pour ne pas dire porté, par la voix chaleureuse du poète et psychiatre Joël Des Rosiers, lui qui, comme Ferrand et Jongué, connaît les douleurs de l’exil, les tiraillements identitaires et la nostalgie du pays de l’enfance.
Le magnétisme de Jongué, carnet nomade émane aussi d’une esthétique soignée, où les traces biographiques sont judicieusement enrobées, le cinéaste usant parfois de l’écran divisé et des filtres, sans oublier la musique de Claude Rivest, accompagnement sonore d’une délicatesse exquise. À l’image d’un homme dont vous ne savez probablement rien, mais que vous aurez l’impression de mieux connaître, et surtout d’aimer, au bout de cette marche cinématographique jamais forcée.