Un fond de pandémie dans votre scénario de film?

Depuis son rapatriement de France où elle devait tourner une série, Anne Émond s’est replongée dans deux scénarios, mais est constamment frappée par des éléments relevant ces jours-ci, pour reprendre son expression, de la science-fiction, telle une séquence dans un café bondé ou encore des foules.
Pedro Ruiz Le Devoir Depuis son rapatriement de France où elle devait tourner une série, Anne Émond s’est replongée dans deux scénarios, mais est constamment frappée par des éléments relevant ces jours-ci, pour reprendre son expression, de la science-fiction, telle une séquence dans un café bondé ou encore des foules.

On aura rarement consommé autant de cinéma qu’en cette ère de pandémie. Paradoxalement, tous ces films renvoient l’image d’un monde aux codes d’ores et déjà changés : ces inconnus qui s’embrassent à l’issue d’un premier rendez-vous, ces amis qui s’étreignent, ce repas en famille chez grand-mère… Autant de situations banales à présent empreintes d’une connotation funeste. Dès lors, ce qui était raconté hier pourra-t-il l’être encore demain ? La question vaut d’être posée puisque, si l’on en croit l’adage, pour faire un bon film, il faut trois choses : une bonne histoire, une bonne histoire et une bonne histoire. Qu’en pensent celles et ceux qui les imaginent ?

Ce décalage évoqué, Robin Aubert (À l’origine d’un cri, Les affamés) le connaît : « C’est assez fréquent présentement que je regarde un film et que je me dise : “Ils viennent pas de se tenir la main, eux autres, là ?” J’imagine que, de manière inconsciente, ça se peut que ça laisse des traces… En même temps, je serais le premier à forger un huis clos avec deux âmes sœurs qui font l’amour pendant une heure et demie. »

Mais justement, les mesures de distanciation sociale auxquelles le cinéaste fait allusion ne seront peut-être pas levées de sitôt. C’est tout le rapport physique à autrui qui est bouleversé. Les récits devraient-ils tenir compte de ce paradigme inédit ?

Le scénariste Éric K. Boulianne (Menteur, Les Barbares de La Malbaie) est ambivalent. « Je n’ai pas encore assez assimilé ce qu’on vit pour que ça se traduise dans ce que j’écris. Ça prend une certaine distance pour être capable de bien parler des choses, et là, on est en plein dedans […] Il y a probablement un peu de déni là-dedans, mais j’essaie de ne pas trop penser à la pandémie en écrivant. Évidemment, les scénarios sur lesquels je travaille — sauf peut-être un — semblent tous un peu vains dans la perspective d’une crise mondiale, ce qui rend l’écriture plus ardue, mais je crois qu’il ne faut pas trop se laisser influencer et se dire que ça peut faire du bien aussi de ne pas amener la pandémie et les mesures de distanciation dans tout ce qu’on écrit. »

Du même souffle, Éric K. Boulianne rappelle l’une des prérogatives du cinéma : « J’écris des histoires, je fabrique du rêve, et la beauté, c’est que je ne suis pas obligé d’être collé à la réalité, parce que la réalité peut être vachement déprimante. »

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Le cinéaste Robin Aubert

Des propos qui trouvent un écho dans ceux d’Anne Émond (Nellie, Jeune Juliette). Depuis son rapatriement de France où elle devait tourner une série, la cinéaste s’est replongée dans deux scénarios, mais est constamment frappée par des éléments relevant ces jours-ci, pour reprendre son expression, de la science-fiction, telle cette séquence dans un café bondé.

« Pourtant, je ne pense pas qu’il faille ajuster nos récits à la réalité d’aujourd’hui. Il y a certes des films à faire sur cette pandémie, sur les morts dans les CHSLD, sur un confinement atroce ou magnifique : comédie, film catastrophe, film engagé […]. Par contre, l’art prend des libertés et il faut que ça demeure. Je n’ai absolument pas envie que tous nos personnages portent des masques et ne se parlent que sur Zoom. »

À cet égard, Anne Émond met le doigt sur une vérité qu’on se plaît volontiers à occulter lorsque tout va prétendument bien. « Dans la majeure partie de nos récits, nous faisons fi du fait qu’une catastrophe écologique nous guette ; nous faisons fi du fait que le neuvième de la population vit dans la faim. Pour le meilleur et pour le pire, nous sommes toujours en train de présenter seulement une toute petite partie du monde ; nous sommes toujours en train de ne pas tout dire. »

Le récit avant le plateau

 

Qu’à cela ne tienne, la crise pourrait-elle avoir une incidence sur les types de récit qu’il sera désormais possible, ou non, de porter à l’écran ? Pour Jeanne Leblanc (Isla Blanca, Les nôtres), la question se pose en deux volets. « Ça se joue sur le plan pratique — où sont placés les personnages, cette scène de foule est-elle possible, etc. — et dans le propos. J’ai des projets qui étaient en cours “avant” et à propos desquels j’ai commencé à me demander si c’était encore pertinent, si je pouvais encore me permettre d’aller là. Est-ce que c’est synchrone avec comment je me sens ? […] C’est comme si mon prisme de valeurs était en train de changer… »

Pour sa part, Denis Côté (Curling, Répertoire des villes disparues) est catégorique : « C’est le propre des créateurs de savoir contourner les règles et d’user de créativité. Personnellement, j’ai décidé que le virus ne gagnera pas. Il va me et nous ralentir un peu. Mais je ne le laisse pas envahir mes projets, mes ambitions. Je n’essaie même pas de me positionner par rapport à lui. Je le refuse et le rejette. »

Son de cloche similaire chez Sophie Deraspe (Les signes vitaux, Antigone) : « Je ne pense pas que ça va changer notre façon d’écrire les rapports entre humains, parce que je crois que c’est temporaire, cette distanciation sociale. Un an au plus. On va certainement moins tourner pour un temps […] et cette pandémie va peut-être faire en sorte que plusieurs vont se réorienter, par manque de travail et incertitude accentuée. Tout ça est triste pour notre milieu, pour les arts et la culture en général. Mais pour ma part, ça ne change pas ma façon d’écrire des scénarios. J’ai toujours écrit sur du longue haleine… très longue haleine. »

Tous ces enjeux, le scénariste Jacques Davidts (Polytechnique) les a en l’occurrence abordés en interpellant ses collègues sur Facebook. « Écrire à propos d’un monde où la COVID existe, c’est une décision d’auteur, estime-t-il. C’est une réalité que tu décides, ou pas, d’intégrer à la toile de fond. Ça, c’est une chose. Ce qui en est une autre, c’est d’écrire en pensant à la production en contexte de crise, en te demandant si ce sera ou non possible de réaliser ce que tu écris. Et en ce qui me concerne, écrire en fonction d’un plateau de tournage qui serait, passez-moi l’anglais, COVID safe, c’est impossible. Ne pas avoir de personnages qui se parlent à moins de deux mètres ? On en serait réduit à faire des variations distancées de Dogville ! »

Occupé à écrire la deuxième saison de la série Les mecs après un blocage qui sera familier à moult collègues, Jacques Davidts a tranché : la COVID-19 ne fera pas partie de l’équation narrative. « Comment ça se traduira sur le plateau ? Je m’en remets à l’équipe de production. Des façons de tourner seront trouvées. Et c’est important que ce soit cette dynamique-là qui prévale : que les tournages s’adaptent aux récits et non l’inverse. »

Photo: Pedro Ruiz Le Devoir La cinéaste Sophie Deraspe

Façonner des histoires de manière à accommoder des diktats logistiques se traduirait vite par des scénarios répétitifs. Il faut réinventer les tournages, ne serait-ce que temporairement. En entrevue, le producteur Pierre Even évoquait l’application des normes du « plateau fermé », soit une équipe réduite à l’essentiel, non plus seulement pour les scènes d’intimité, mais pour tout un film. La productrice Nicole Robert s’interrogeait quant à elle sur la possibilité d’utiliser les nouveaux tests de dépistage rapide afin de tester l’équipe avant chaque journée de travail.

Rien d’impossible

Pour autant, les contraintes de l’isolement peuvent être source d’inspiration. Tout en affirmant qu’il se débrouillera pour s’amuser avec d’éventuelles normes de tournage plus strictes, Robin Aubert en est pour l’instant à expérimenter. « Avec des amis qui sont confinés ensemble depuis le début, on a trouvé une nouvelle manière de créer : réaliser à distance. Évidemment, il y a une part de laisser-aller. Le fait de réaliser sans être là fait en sorte que tu dois être clair dans tes directives. Je me suis mis au dessin, ça aide beaucoup. Il faut aussi appliquer une sorte d’autodérision dans son travail. Et avoir une infinie confiance dans le talent de ses collaborateurs. De ce que j’ai vu à ce jour, ça ressemble à ce que je voyais dans ma tête. »

Selon Jeanne Leblanc, il n’y a aucune raison pour que l’instauration de méthodologies de tournage différentes compromette l’originalité des scénarios. « Je pense ces temps-ci à des cinéastes comme Vincent Biron (Prank, Les Barbares de La Malbaie) et Denis Côté, qui sont habitués de travailler avec très peu de moyens, et en conséquence avec des équipes hyperréduites […] Pour l’avoir moi-même pratiqué sur Isla Blanca, je ne vois pas tant de limites par rapport à ce qu’on va dorénavant pouvoir mettre sur l’écran. »

Et de conclure Éric K. Boulianne : « J’ai une confiance énorme dans le potentiel créatif des humains. On est capables de s’adapter à bien des choses, en faisant de la “saprée”» bonne limonade avec des citrons plein de COVID : il faut juste les laver avant. »

La plupart des films cités sont accessibles sur l’une ou l’autre des plateformes de VSD.

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