«Rojo»: disparus sans faire de bruit

À quels signes reconnaît-on la chute d’un empire, ou le point de bascule d’un régime à un autre, le plus souvent autocratique ? Les États-Unis en donnent un exemple éloquent tous les jours, mais le cinéaste argentin Benjamin Naishtat (El movimiento, Historia del miedo) préfère plonger dans le passé de son pays natal pour illustrer les pernicieuses dérives d’une société acceptant progressivement l’emprise d’une junte militaire. Rojo débute en 1975, un an avant le « processus de réorganisation nationale », bel euphémisme pour justifier l’instauration d’un système ayant provoqué assassinats, exils et enlèvements de bébés.
Rien, ou si peu, semble troubler la quiétude d’une ville de province, si ce n’est la dépossession méthodique d’une banale maison de banlieue, chaque voisin s’appropriant des objets appartenant aux propriétaires dont nous ignorons tout — surtout les raisons de leur départ… Cette introduction annonce d’autres disparitions, réelles et symboliques, qui vont ponctuer la vie de Claudio (Dario Grandinetti, aussi solide que dans les films de Pedro Almodóvar), avocat respecté, et dont la famille affiche un caractère exemplaire. Ce qui ne l’empêchera pas d’étaler son mépris dans un restaurant face à un client bourru (Diego Cremonisi) qui le prend en grippe, et le croisera plus tard pour l’insulter davantage. L’altercation se terminera dans un bain de sang, et supposément à l’abri des regards.
Quelques mois plus tard, rien ne semble avoir troublé la quiétude de Claudio, une stabilité entretenue par son épouse Susanna (excellente Andrea Frigerio), mais qui semble peu à peu se fissurer devant les pressions que son entourage exerce sur lui pour magouiller en toute discrétion. La tromperie n’a rien ici de méthodique ; elle se déploie de manière sinueuse et de multiples événements, anodins en apparence, ressemblent à autant de rappels d’une menace imminente. Rodéo, spectacle de magie, cours de danse, parties de tennis, tout apparaît lisse en surface, alors que le dépeçage d’une bête, la disparition d’une spectatrice, les mouvements ambigus de certains danseurs sans compter la présence d’une carabine dans les vestiaires d’un club soulignent que les choses se dérèglent.
Sans compter l’arrivée tonitruante d’un détective privé d’origine chilienne, Sinclair (Alfredo Castro, inquiétant), issu d’un pays où la dictature est déjà réalité, venu éclaircir la disparition du mystérieux client du restaurant. Ses recherches le conduisent rapidement, et inévitablement, à Claudio.
Rien n’est spectaculaire dans cette description quasi clinique d’un monde vivant une sorte de crépuscule démocratique, s’étonnant à moitié que des amis et des voisins aient pris la clé des champs (pourquoi si subitement ?), tandis que le calme qui règne dans les rues inspire une inquiétude sournoise. Si le spectateur argentin comprend davantage quelques reliquats culturels de cette époque (chansons, publicités, etc.), tous pourront savourer cette esthétique dépouillée, aux couleurs saturées, digne du cinéma politique des années 1970, de même qu’une volonté de bien enrober la banalité de mystère.
On pourrait même y voir une influence digne de l’écrivain Jorge Luis Borges, avec ce style elliptique et sibyllin, refusant de fournir toutes les clés interprétatives pour décoder un monde dicté par des forces obscures et souterraines. Claudio en est à la fois la victime et le digne représentant, son crâne chauve à un moment recouvert d’une horrible perruque devenant ici un passeport qui lui offrira, peut-être, une certaine impunité. Dans Rojo, Benjamin Naishtat illustre les ravages d’un combat sourd où les victimes s’évaporent dans la nature, et leur absence se réduit à une anomalie effleurant à peine la tranquillité d’esprit de ceux qui tirent les ficelles.