«La fameuse invasion des ours en Sicile»: l'âge de miel

Certains connaissent ses magnifiques bandes dessinées (Murmure, L’homme à la fenêtre), d’autres restent encore subjugués devant ses couvertures pour le magazine The New Yorker, et tous doivent retenir son nom devant La fameuse invasion des ours en Sicile : Lorenzo Mattotti.
Artiste italien maintenant établi en France, ce créateur exceptionnel et multidisciplinaire devait un jour ou l’autre s’engager dans l’aventure du cinéma, et il l’a fait en revisitant un livre marquant de son enfance, un conte de Dino Buzzati. De ce classique de la littérature jeunesse italienne publié en 1945, il en a conçu à la fois un petit bijou de cinéma et une relecture en parfaite continuité avec sa démarche graphique : couleurs chatoyantes, superbes jeux d’ombres, personnages surdimensionnés ou filiformes, etc.
Tout son art est au service d’une histoire où les êtres humains et les ours cohabitent dans une relative harmonie. C’est du moins ce que racontent deux saltimbanques dans les paysages enneigés d’une Sicile d’un temps lointain. Prisonniers de la nuit, de la neige et du froid, ils se réfugient dans une caverne où ils doivent à nouveau faire leur numéro pour un ours dont la carrure empêche toute forme de négociation. Et voilà qu’ils font revivre les péripéties du jeune Tonio, un ourson emporté par les eaux et capturé par des chasseurs, absence plongeant dans un désespoir profond son père, Léonce, le roi de ce clan.
Le petit animal est sous la domination d’un despote et de son magicien, devenu bête de cirque au milieu d’un royaume aux allures de dictature. L’affrontement entre les deux groupes armés, l’un plus poilu que l’autre ! donnera lieu à des combats poétiques et flamboyants, faisant finalement triompher le bien. Mais l’auditeur massif et attentif au récit de cette aventure, exceptionnelle et extravagante sous bien des aspects, veut mettre son grain de sel, supposément véridique, question d’aller au-delà de la finale euphorique telle qu’elle est racontée par les voyageurs conteurs.
Cette structure narrative en deux volets n’est qu’une des nombreuses surprises que nous réserve Lorenzo Mattotti, épousant les ressorts de la fable, ses multiples et improbables rebondissements, certains parfois cruels (c’est en partie la famine qui pousse les ours à l’attaque), mais toujours empreints d’une étonnante poésie. Les batailles rangées ont des allures de combats de soldats de bois (les militaires semblent sortis du ballet Casse-Noisette), les animaux sauvages les plus dangereux se transforment en objets volants, et les artistes du cirque (l’une des plus belles séquences du film) exécutent des numéros dignes de tableaux vivants.
Maître des ombrages et des perspectives où l’horizon semble se déployer à l’infini, Lorenzo Mattotti réussit à aborder une foule de sujets et à jongler avec de multiples références littéraires et artistiques, sans donner l’impression du cours magistral. Certains y verront, à juste titre, une somptueuse démonstration du choc entre nature et culture (Tonio cristallise à lui seul cet enjeu), d’autres pourront y lire une méditation sur l’ivresse du pouvoir avec des accents presque shakespeariens. Même la figure de Moby Dick semble se profiler derrière ce gigantesque serpent de mer sorti de l’imagerie de la Chine ancienne, combat aboutissant à une vision apaisante des angoisses de la mort.
En conclusion de cette épopée colorée, un secret est murmuré à l’oreille d’une des protagonistes, et qui ne viendra jamais à celle des spectateurs. Belle métaphore pour un film d’animation débordant d’imagination, mais jamais racoleur, et encore moins tonitruant. De cette description soignée, flamboyante, d’une époque surnommée « l’âge de miel » émane un parfum d’une subtilité et d’une finesse exquises.