«Parasite» et la résilience identitaire

Lorsque le film Parasite a pris l’affiche dans sa Corée du Sud d’origine, le public en a fait le roi du box-office devant Avengers Endgame et Aladdin. La Palme d’or décernée à la comédie noire de Bong Joon-ho, ou les manigances d’une famille pauvre dont les membres intègrent un à un la domesticité d’une famille riche, n’a pas dû nuire. Quoique, depuis vingt ans, le cas de figure voulant qu’une production sud-coréenne estampillée « film d’auteur » l’emporte sur le blockbuster hollywoodien du moment, constitue la règle davantage que l’exception. Alors que le Festival du nouveau cinéma s’offre jeudi Parasite en projection surprise, retour en compagnie de Sang-Hoon Lee, chercheur et professeur à l’université de Chonnamsur, sur une cinématographie qui, justement, revient de loin.
« L’histoire a été très dure avec la culture sud-coréenne », lance Sang-Hoon Lee, également programmateur senior au Festival international du court métrage de Busan. En effet, occupé par le Japon de 1903 à 1945, le pays ne fut exposé qu’à des produits culturels de propagande. Au cinéma, les salles étaient surveillées.
« Ce n’était pas du simple colonialisme : nous avons été écrasés, dépossédés de nos noms, de notre langue… »
Après la Guerre de Corée, en 1953, le gouvernement favorisa un essor cinématographique et un premier âge d’or survint. Hélas, le coup d’État de 1961 amena la Motion Picture Law et, avec elle, la censure.
« Pendant près de trente ans, il y a tous ces talents qui n’ont pu s’exprimer — les réalisateurs devaient s’en tenir à de la propagande dénuée d’ambitions artistiques. Après le soulèvement populaire de 1986 et l’avènement de la Sixième république, en 1987, est arrivée cette jeune génération d’aspirants cinéastes ayant appris le cinéma non pas à l’école, car c’était impossible, mais dans les centres culturels allemands et français. Ces centres diffusaient des films interdits, mais comme il s’agissait d’établissements étrangers, le gouvernement ne pouvait y toucher. »
La suite est particulièrement éclairante eu égard à la virtuosité qui caractérise le cinéma sud-coréen actuel.
« Ces films allemands et français étant rarement sous-titrés, il y avait une barrière de langue. Par contre, il n’y avait aucune barrière de langage cinématographique. »
Comprendre : ces futurs cinéastes apprirent à raconter d’abord avec l’image et l’action, qu’ils en viendraient à soigner comme peu de leurs pairs.
Au plus mal en 1987, donc, l’industrie cinématographique fut sauvée par le privé. Puis, le gouvernement prit le relais, créant en 1999 le Kofic (Korean Film Council) et obligeant les salles à garder un film sud-coréen à l’affiche 40 % du temps (quota dépassant les 50 % à force de succès répétés).
En 2000, JSA : Joint Security Area, drame policier campé dans la zone neutre entre les deux Corées, marqua un jalon critique et populaire avec plus de 5 millions de spectateurs, un record à l’époque. Son réalisateur Park Chan-wook (Oldboy, Lady Vengeance, Mademoiselle), ancien critique, venait d’inaugurer là un second âge d’or qui a toujours cours. Ses compatriotes Kim Jee-woon (A Tale of Two Sisters, A Bittersweet Life, I Saw the Devil) et Lee Chang-dong (Secret Sunshine, Poetry, Burning) comptent parmi les meneurs du mouvement. Avec bien sûr Bong Joon-ho (The Host, Mother) qui, avant de triompher avec Parasite, y alla de son propre jalon : Memories of Murder, en 2003. Autre récit policier basé celui-là sur la traque véridique, et alors vaine, d’un tueur en série (l’affaire vient d’être résolue), ce film fut le plus vu en Corée du Sud cette année-là.
On notera ici que le film policier et le thriller décliné du psychologique à l’horrifique sont les genres le plus souvent visités, avec en prime violence stylisée et humour « foncé ». D’avancer Sang-Hoon Lee : « Une des raisons expliquant que le public sud-coréen aime autant son cinéma est ce recours avisé aux codes du cinéma de genres doublé d’une réelle dimension artistique : Bong Joon-ho est sans doute le plus accompli en la matière. »
Une universalité
Sang-Hoon Lee distingue en outre trois grands thèmes dans le cinéma sud-coréen : la vengeance, la mémoire, et les classes sociales. Inutile de procéder à une psychanalyse pour comprendre la prévalence des deux premiers au vu de l’histoire du pays. Quant au troisième thème, il est en l’occurrence au coeur de Parasite qui, avec son exercice « maîtres et valets » gore, subvertit la bien-aimée formule.
Et voici, tiens, que le succès déborde des frontières, Parasite venant de fracasser aux États-Unis le record de recettes pour une sortie limitée que détenait La La Land. Ironiquement, Bong Joon-ho craignait que les références culturelles dont il a truffé son film aliènent le public étranger.
« Le film contient des éléments propres à notre culture, oui, comme les allusions à l’odeur des personnages : en Corée du Sud, c’est un tabou. Selon l’adage, « si tu parles de son odeur à ton ami, ce sera la dernière fois que tu lui parleras ». Et bref, la manière dont Bong Joon-ho fait de cette obsession typique à nous un enjeu de son film n’empêche pas un public étranger d’apprécier le récit global, parce dans tous les pays ou presque maintenant, le sujet des iniquités sociales est criant. »
Une universalité qui, jumelée à ce « recours avisé aux codes du cinéma de genre » et à cette « réelle dimension artistique », accroît le rayonnement du cinéma sud-coréen.
On nous inculque tôt à faire tout ce qu’on fait très bien, comme pour prouver notre valeur : une conséquence d’avoir été tant écrasés
« Vous savez, au sujet de cette maîtrise artistique, formelle… On nous inculque tôt à faire tout ce qu’on fait très bien, comme pour prouver notre valeur : une conséquence d’avoir été tant écrasés. D’ailleurs, quand j’étais petit, la radio jouait presque uniquement de la musique américaine. Maintenant, le contenu est majoritairement sud-coréen, car c’est ce que les gens demandent. Il y a une fierté. »
Après avoir frôlé l’annihilation, la culture sud-coréenne savoure ainsi les fruits de sa remarquable résilience. Et la planète cinéma d’en jouir aussi.