Cronenberg, corps et âme en mutation

Le réalisateur canadien s’éloigne, plus le temps passe, de l’horreur et se rapproche de la psychologie.
Photo: Dan Hallman / Invision / Associated Press Le réalisateur canadien s’éloigne, plus le temps passe, de l’horreur et se rapproche de la psychologie.

Grande visite que celle de David Cronenberg qui, après ceux de Venise et Toronto, accompagnait jeudi au Festival du nouveau cinéma de Montréal une projection spéciale de Crash, récemment restauré. Film scandale à Cannes en 1996, Crash n’a rien perdu de son attrait, d’autant qu’on peut à présent le contextualiser dans une oeuvre qui s’est beaucoup enrichie. C’est une lecture qui en vaut une autre, mais on arguera que le film est représentatif de la seconde de trois périodes, clé puisque transitive, entre continuation et renouveau. Retour.

Vient d’abord l’horreur corporelle, ou body horror, avec des personnages subissant des mutations physiques et / ou comportementales. Shivers (1975) en jette les bases grâce à des parasites créés par un certain docteur Hobbes qui infectent les résidents d’un immeuble, les transformant en hôtes à la libido inextinguible.

À cet égard, l’ancien étudiant en science qu’est Cronenberg a fait sien de belle façon l’archétype du savant fou, motif fédérateur de cette première période dont la présence remonte aux premiers essais du cinéaste, Stereo et Crimes of the Future, qu’il sépare de son canon professionnel.

Autre scientifique par qui le malheur arrive dans Rabid (1977), où une jeune femme développe une protubérance phallique à l’aisselle en lieu et place d’un greffon expérimental. Dans son sillage semi-vampirique : des victimes prises d’une frénésie d’homicide. Idem pour The Brood (1979), où une thérapie radicale provoque chez des patients aux prises avec un problème de colère réprimée l’apparition de tumeurs, voire la naissance en série de créatures tueuses.

Dans Scanners (1981), de puissants télépathes sont le fruit de l’inoculation in utero d’un sérum non testé. Videodrome (1983), où le protagoniste ne fait plus qu’un, physiquement, avec la télé, a aussi son scientifique mégalo. On y répète « longue vie à la nouvelle chair » : un mantra qui définit parfaitement ce cycle.

« Comme faire des enfants »

La seconde période s’ouvre avec The Dead Zone (1983), tiré du roman de Stephen King dans lequel un homme découvre qu’il a des visions du futur au sortir d’un coma. Le film marque un tournant pour Cronenberg. C’est sa première adaptation (de nombreuses suivront) après une série de scénarios originaux. C’est en outre la première fois qu’il travaille avec un scénariste autre que lui-même.

Dans le Los Angeles Review of Books, Cronenberg a une image révélatrice à propos du film : « J’ai vraiment apprécié le processus qu’impliquait la collaboration avec d’autres personnes sur le scénario […] C’est intéressant parce que ça revient à mélanger son sang avec celui de quelqu’un d’autre, et là vous créez quelque chose que vous n’auriez pas créé seul, mais qui découle suffisamment de vous pour que ça vous excite et que ça vous ressemble. C’est comme faire des enfants. »

Dans cette phase transitoire, les mutations physiques cèdent lentement la place à des bouleversements d’ordre psychologiques. Dans The Fly (1986), le docteur Seth Brundle (spectre du savant fou) se métamorphose après qu’une mouche s’est glissée dans son appareil de téléportation. Or, Brundle change de personnalité au même titre qu’il change de physionomie.

Dans Dead Ringers (1988), des jumeaux gynécologues perdent prise avec le réel et conçoivent des instruments chirurgicaux pour « femmes mutantes » après que l’un d’eux se soit épris d’une patiente affichant une malformation au col de l’utérus. Un peu comme l’antihéros de Videodrome, celui de Naked Lunch (1991) évolue entre deux mondes, quoique dans son cas, la prosaïque toxicomanie soit à blâmer pour des visions surréalistes.

M. Butterfly (1994) voit quant à lui un diplomate français en poste à Beijing s’éprendre d’une cantatrice qui est en fait un homme, espion à la solde du régime. La « mystification » étant manifeste, il est implicite que le protagoniste s’est construit une réalité qui accommode son déni. Crash, on y arrive, joue aussi sur cette idée d’un réel subjectif. En cela que les personnages pour qui les accidents de voiture et leurs marques physiques telles les cicatrices sont aphrodisiaques (on revient au sexe débridé de Shivers) semblent évoluer dans un monde à eux, distancié. À noter que le cinéaste avait déjà fait un « film de chars », en 1979 : Fast Company, drame sportif où l’on cherche en vain sa signature, et qui dénote surtout un désir de ne pas être cantonné dans l’horreur.

Existenz (1999) est un film somme, avec cette conceptrice de jeux en réalité virtuelle (savant fou toujours) et son acolyte plongés dans les méandres de mondes gigognes, et qui branchent des consoles organiques à même leurs corps. Paroxysme des concepts de « nouvelle chair » et de réalité fluctuante.

Crise identitaire

 

Après tant de mutations et ce constat que la réalité n’est qu’un leurre, une profonde crise identitaire est inévitable. Ce dont les personnages de la troisième période sont tous affligés. C’est patent dans Spider (2002), où un homme tente de maintenir un équilibre mental fragile.

« Spider traite de la dimension créatrice de la mémoire, de cette idée que la vraie mémoire n’existe pas […] Et lorsqu’on considère que la mémoire, c’est l’identité, eh bien… Qu’est-ce que ça dit à propos de l’identité ? », de s’interroger Cronenberg dans The Guardian.

A History of Violence (2005) et Eastern Promises (2007) poursuivent l’exploration identitaire, d’abord avec cet ancien gangster qui s’est non seulement inventé une nouvelle vie, mais une nouvelle personnalité, puis avec cet agent double infiltré à un point tel qu’il porte sa fausse identité sur sa peau (tatouages, cicatrices).

Dans A Dangerous Method (2011), Sigmund Freud fait face à Carl Jung, avec entre eux Sabina Spielrein comme élément perturbateur sur fond de refoulé copieux. Après le col de l’utérus « trifurqué » dans Dead Ringers, au tour de la prostate asymétrique dans Cosmopolis, ou l’odyssée urbaine et existentielle d’un riche jeune homme retranché dans sa limousine (bagnoles, bagnoles).

Premier film que le cinéaste canadien a consenti à tourner à Hollywood, Maps to the Stars (2014) demeure son dernier opus en date. Avec son héroïne aux mains scarifiées (motif, motif) rôdant autour d’une faune hollywoodienne perturbée, le film traite entre autres de la peur du vieillissement : le corps change inexorablement, sans apport de l’horreur désormais. Et David Cronenberg de continuer de se renouveler sans y perdre, oui, son identité.

Crash est présenté de nouveau le 14 octobre au cinéma du Parc, qui propose en outre Rabid les 12 et 13 octobre.

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