«Le cygne de cristal»: la fille au walkman

Manteau rouge, grand foulard mauve, minijupe, lunettes fumées ostentatoires et les écouteurs sur les oreilles, aucun artifice n’est de trop pour permettre à Velya  de marquer  sa présence,  sa différence.
Photo: K-Films Amérique Manteau rouge, grand foulard mauve, minijupe, lunettes fumées ostentatoires et les écouteurs sur les oreilles, aucun artifice n’est de trop pour permettre à Velya de marquer sa présence, sa différence.

En route vers une petite ville industrielle loin de Minsk, la capitale de la Biélorussie, une jeune femme portant des vêtements aux couleurs aveuglantes, debout au milieu d’un autobus bondé, constate avec effroi que les piles de son walkman sont épuisées. En 1996, rien de plus banal, mais pour cette DJ ne rêvant que de fuir la débâcle postcommuniste de son pays, l’heure est grave.

Ce n’est d’ailleurs pas le seul souci de Velya (Alina Nasibullina, tour à tour pétillante et grave), une excentrique qui ne passe jamais inaperçue, héroïne flamboyante du Cygne de cristal, premier long métrage de Darya Zhuk, réalisatrice qui partage son temps entre ce pays voisin de la Russie et les États-Unis. Son héroïne rêve aussi d’Amérique, et pour s’y rendre, elle est prête à tout dans une société où n’importe quel formulaire se marchande, surtout dans l’illégalité. Et c’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit d’un visa.

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Déjà habituée à traîner avec la faune nocturne de la capitale, et quelques-uns de ses plus délirants spécimens, Velya n’a aucun mal à trouver de faux papiers qui lui permettront d’obtenir un vrai droit de passage pour la liberté. Mais celle qui fait damner sa mère, une adepte des théories nouvelâgistes, inscrit un numéro de téléphone au hasard quand elle découvre que les autorités vont la contacter pour fins d’authentification. Elle doit alors se rendre auprès de la famille qui possède ce numéro, dont elle ignore tout, qui vit dans une petite ville industrielle où l’on fabrique (mais pour combien de temps encore??) de jolies pièces de verrerie.

La jeune fille comprend vite qu’elle représente l’éléphant dans un magasin de porcelaine en débarquant au milieu d’un clan qui prépare fébrilement le mariage du fils, Stepan (Ivan Mulin), qui ne fait pas de mystère de son attirance pour cette citadine trop colorée pour cette enclave empreinte de grisaille. Ses supplications pour demeurer près du téléphone (qu’elle découvre déconnecté, faute de paiement) finiront par être entendues, mais tout la détourne de son obsession, elle qui se révèle d’abord utile à ces gens déjà écrasés par la désillusion postcommuniste.

Perruque bleue, manteau rouge, grand foulard mauve, minijupe, lunettes fumées ostentatoires et écouteurs sur les oreilles, aucun artifice n’est de trop pour permettre à Velya de marquer sa présence, sa différence et son goût immodéré pour un pays lointain dont elle ne connaît visiblement que les clichés. Telle une Madonna égarée dans un congrès provincial du Parti communiste, cette égérie d’une époque turbulente dans les pays de l’Est rappelle autant les femmes éblouissantes qui traversent le monde de Pedro Almodóvar (la photo est signée par l’Espagnole Carolina Costa) que les belles héroïnes délurées et pétillantes des premiers films du regretté cinéaste américain d’origine tchèque Milos Forman.

Sa posture insouciante et son euphorie inépuisable résistent autant que possible à la morosité ambiante, décrite par Darya Zhuk en plaçant toujours son héroïne dans les lieux les plus sinistres, les plus délabrés, souvent la seule touche de couleur au milieu de ces marasmes économiques, à la ville comme à la campagne. Cette situation absurde d’abord générée par un simple numéro de téléphone souligne à grands traits les incongruités d’un système politico-économique à la croisée des chemins, perturbations qui emportent une population démunie et fataliste.

Cela contraste avec l’incroyable luminosité qui émane de Velya, mais dont les rayons vont peu à peu pâlir au contact d’une réalité impitoyable, victime d’une cruauté dont elle se croyait préservée, donnant ainsi une gravité à cette histoire jusque-là amusante, étonnante, et parfois déjantée comme certaines comédies à l’italienne. Ce cygne de cristal, apparition symbolique à la fois tardive et furtive, témoigne de la fragilité de certains rêves chimériques et d’un attachement parfois douloureux à la terre natale. Pour réfléchir à tout cela, Velya n’a alors plus besoin de nouvelles piles pour son walkman.

Le cygne de cristal (V.F. de Crystal Swan)

★★★★

Drame de Darya Zhuk. Avec Alina Nasibullina, Ivan Mulin, Yury Borisov, Svetlana Anikey. Biélorussie, Russie, Allemagne et États-Unis, 2018, 93 minutes.