Julien Élie, comme un film d’horreur

De La guerre des tuques à la violence au Mexique sur laquelle Julien Élie s’attarde dans le documentaire Soleils noirs, la distance est énorme. Mais oui, confirme le cinéaste, le Pierre Manchinot du premier Conte pour tous, « c’était moi ». « J’avais dit à André Melançon [le réalisateur de La guerre des tuques] : “Tu sais, André, la prochaine fois, c’est moi qui réalise et toi, tu joues” », se souvient l’homme, 35 ans plus tard.
Son souhait ne s’est jamais réalisé. Après l’époque de la célèbre fiction hivernale, Julien Élie n’a plus revu le regretté réalisateur (et acteur). Il s’est cependant lancé dans le cinéma, derrière la caméra et non plus devant, signant notamment Le dernier repas en 2002, documentaire sur la peine de mort.
Une fois en confiance, après l’espresso, Julien Élie a accepté de revenir sur ce lointain passé. Il a parcouru tant de chemin depuis, et pourtant sa filmographie restait coincée à deux titres. Il dit avoir vécu des années sombres, n’arrivant pas à conclure ses projets, dont un en fiction. Le Mexique, c’est sa bouée. Et Soleils noirs — Soles negros dans la version que diffuseront des dizaines de salles mexicaines dès la fin de septembre —, son retour, est sa dernière chance. « Ça passe ou ça casse », admet-il.
Projet casse-gueule
Tourné en noir et blanc, à Mexico et dans cinq États du Mexique, Soleils noirs n’a rien à voir avec une guéguerre, tuques sur les têtes. Témoignages troublants à l’appui, il esquisse le portrait d’un pays aux prises avec une violence ravageuse depuis des décennies. Le documentariste s’est jeté dans le bain, non sans peur, et retrace un fil ininterrompu entre les féminicides qui ont fait de Ciudad Juárez la capitale mondiale de la violence dans les années 1990 et les 43 étudiants d’Ayotzinapa disparus en 2014 — les « enlèvements d’Iguala », toujours non résolus.
« Le film trotte dans ma tête depuis 20 ans », dit-il, soit depuis qu’il a découvert dans Le Monde le cas Ciudad Juárez. « J'étais choqué. Je me disais aussi qu’il y avait une histoire. C’était intrigant. »
Les années ont défilé et, peu à peu, Julien Élie s’est entiché du Mexique. Il l’a parcouru, a appris l’espagnol, s’y est fait des amis. Mais il a aussi vu la violence exploser, partout.
La lecture d’un essai sur les femmes disparues, Des os dans le désert (2002) du journaliste Sergio González Rodríguez, a été le déclic. Le film, lancé et primé en 2018 lors des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM), et depuis sélectionné par de multiples festivals (dont 16 fois en compétition), est redevable à la brique de 600 pages.
« C’est un livre somme, l’enquête, la première [sur le sujet]. C’est de la littérature, ce moment où une enquête journalistique rejoint la plume d’un écrivain », dit-il, lui qui a rencontré l’ex-chroniqueur de Reforma et de La Jornada, décédé depuis.

Si Julien Élie ne s’est limité ni au cas de Ciudad Juárez ni à un film bref — Soleils noirs dure deux heures et demie —, c’est en raison de Sergio González Rodríguez. Celui-ci a été le premier à lui suggérer de se pencher sur toutes les manifestations de violence dans le pays. Avec un bémol : « Tu vas te casser la gueule. C’est fou, de faire ça, personne ne l’a fait », lui aurait dit l’enquêteur.
Documenter la peur
De Ciudad Juárez à Iguala, en passant par Ecatepec (désormais la plus violente de toutes) ou d’autres localités, Julien Élie a constaté que, si les assassins changent, les victimes, elles, sont les mêmes. Quitte à se répéter, il décrit le tout cas après cas, à travers les voix de familles, d’avocats, d’activistes, de journalistes, tous plus ou moins en danger de mort.
« Autant chaque histoire est unique, autant une mère est toujours la même. Le plus frappant, ce sont les victimes. Même visage, même âge, entre 16 et 25 ans, même regard, même innocence. Il y a un pattern que les assassins cherchent », analyse-t-il.
Autant chaque histoire est unique, autant une mère est toujours la même
Il insiste : « Les étudiants de Tlatelolco [place de Mexico célèbre pour une manifestation étudiante écrasée par la violence policière en 1968] et ceux d’Ayotzinapa, ce sont les mêmes, des gamins de 17 ans qui partagent des idéaux politiques. »
Les prix récoltés ici (RIDM) et là (Mexico, Buenos Aires, Montevideo, Copenhague) et l’enthousiasme des festivaliers mexicains font croire au cinéaste qu’il ne s’est pas cassé la gueule. Et qu’il a fait les bons choix, notamment celui du noir et blanc, parfois si connoté.
Il est heureux que ce choix soit perçu, selon les commentaires qu’on lui a adressés, comme l’expression de l’aspect intemporel du récit. De la violence qui traverse sans heurts les décennies. Lui l’a adopté pour « éviter le piège de l’exotisme » dans lequel, croit-il, tombent souvent les étrangers fascinés par le Mexique. Enfin, ses influences artistiques, de Luis Buñuel, son « idéal de cinéma », à la photographie mexicaine de tradition sociale (Manuel Álvarez Bravo et compagnie), l’ont poussé vers le noir et blanc.

« Antithèse et complément nécessaire à Roma [le film-succès d’Alfonso Cuarón] », selon un critique mexicain cité par Julien Élie en entrevue, Soleils noirs décrit un Mexique rarement montré. Les agresseurs y brillent par leur absence, le trafic de la drogue y est à peine évoqué. Tout tourne autour de ceux qui subissent en silence la violence. Les longs plans sur des paysages évocateurs ou encore sur des détails peu anodins atténuent l’ensemble.
« J’ai voulu faire un film sur la peur et montrer les victimes de la peur. Comme dans le cinéma d’horreur. Le meilleur film d’horreur est celui où l’on ne voit pas le monstre. Être bombardé de violence, ça ne dit rien. La deviner dans le prolongement du cadre, hors champ ou dans le son, est plus terrifiant. »
Soleils noirs prend l’affiche le 6 septembre à Montréal et à Québec.
