Meryem Benm’Barek, être femme au Maroc

La cinéaste ne se fait guère d’illusions sur la société marocaine, qui fonctionne à ses yeux comme un jeu d’échecs. «La police est corrompue, l’argent est roi et entraîne une déshumanisation générale. J’ai voulu avec ce film établir un constat froid et sec.»
Photo: Alberto Pizzoli Agence France-Presse La cinéaste ne se fait guère d’illusions sur la société marocaine, qui fonctionne à ses yeux comme un jeu d’échecs. «La police est corrompue, l’argent est roi et entraîne une déshumanisation générale. J’ai voulu avec ce film établir un constat froid et sec.»

La Franco-Marocaine Meryem Benm’Barek vit entre les deux pays de son cœur. Mais quitte-t-on jamais son berceau ? « À l’âge de six ans, j’ai suivi mon père, diplomate, à Bruxelles puis à La Rochelle tout en retournant plus tard vivre au Maroc, explique-t-elle. Aujourd’hui, je fais la navette entre Casablanca et Paris. »

Pour ses débuts au cinéma, elle était allée tourner un documentaire en 16 mm sur le printemps arabe. Des études en cinéma puis à l’Institut national des langues et civilisations orientales à Paris, un court métrage de fin d’étude Jennah, en nomination aux Oscar 2015 : elle n’avait pas attendu son premier long métrage Sofia pour se faire remarquer.

« J’essaie de ne pas trouver que c’est dur, d’être une femme cinéaste, déclare Meryem Benm’Barek. C’est le problème des autres. Quand même, on est moins soutenues que les hommes, en France comme au Maroc… »

Primé l’an dernier au scénario à Cannes dans la section Un certain regard, Sofia est porté par des silences et de longs plans attentifs. Remarquable par son refus du manichéisme, le film est une incursion dans l’univers conservateur marocain, où les relations sexuelles hors mariage demeurent passibles de prison.

On y croise à travers un réseau relationnel compliqué Sofia (Maha Alemi), jeune fille en déni de grossesse, qui accouche d’un enfant sans avoir la bague au doigt. L’hôpital lui donne 24 heures pour trouver les papiers du père, sous peine d’alerter les autorités. Et dans un monde où le mensonge devient la seule échappatoire possible, elle-même ruse et ment pour se tirer de ce mauvais pas.

C’est pour montrer à quel point la réalité là-bas est complexe et remplie de zones grises. Ça m’inquiète quand les gens voient les choses de façon binaire. Une société existe par ses contradictions. Cette jeune fille est un personnage manipulé. Comment un système biaisé pousse une femme au silence alors qu’elle a été violée, tel est mon propos.

« Le Maroc est une société patriarcale, résume Meryem Benm’Barek, et j’avais besoin de faire ce film sur la représentation des femmes dans le monde arabe, en réfléchissant sur la façon dont le privé, le social et les considérations économiques s’entremêlent. La jeune Sofia appartient à la classe moyenne et celle du père présumé à un milieu défavorisé. »

La conduite de son héroïne est ambiguë. « C’est pour montrer à quel point la réalité là-bas est complexe et remplie de zones grises. Ça m’inquiète quand les gens voient les choses de façon binaire. Une société existe par ses contradictions. Cette jeune fille est un personnage manipulé. Comment un système biaisé pousse une femme au silence alors qu’elle a été violée, tel est mon propos. Toutes ne peuvent libérer leur parole. Sofia joue avec les cartes qui sont sur sa table. La loi condamne l’amour hors mariage, mais elle ne s’applique qu’aux classes moyennes et populaires. Les riches ont des visas et s’en sortent. »

La cinéaste ne se fait guère d’illusions sur la société marocaine, qui fonctionne à ses yeux comme un jeu d’échecs. « La police est corrompue, l’argent est roi et entraîne une déshumanisation générale. J’ai voulu avec ce film établir un constat froid et sec. Le bébé est une monnaie d’échange, les futurs conjoints n’ont pas vraiment leur mot à dire. Dans mon film, seule la grand-mère est humaine. Les autres calculent. Même celui qui accepte l’argent pour épouser Sofia se propose de tout dépenser avec des putes. »

En France, elle voit s’opposer les conservateurs et les libéraux. « Au Maroc, ça se passe plutôt au niveau des intérêts de chacun, l’argent, la position sociale, le regard des autres. Le film raconte ça également. »

Sofia parle mal français dans un pays où cette langue est encore très pratiquée. « Le niveau du français a reculé au Maroc, explique la cinéaste. Le système public s’est appauvri et il faut aller au lycée français pour le maîtriser désormais. Alors, beaucoup de jeunes ne parlent qu’arabe. La fracture générationnelle et sociale s’exprime aussi linguistiquement. »

En France, Sofia a plu. « Au Maroc, Sofia fut bien reçu par la critique arabophone et mal par les médias en français qui ont trouvé son point de vue superficiel, souligne la cinéaste, mais le public a aimé, particulièrement les jeunes. Un film qui a connu le succès en France inspire la suspicion dans le monde arabe, où il passe pour avoir abaissé son propos afin de donner à manger aux Occidentaux. Mais j’en avais justement marre des œuvres qui renforcent les stéréotypes des Européens. »

Son personnage refuse son statut de victime et se montre critique d’un certain féminisme occidental, poursuit-elle. « Lena, la cousine éduquée de Sofia qui vole à son secours, porte un regard condescendant sur elle. On parle très peu au cinéma de ces clivages sociaux. »

Meryem Benm’Barek estime que les débats sont étouffés au Maroc malgré une révision de la loi sur la famille en cours. « Ils fuient les questions de contraception, d’avortement. La filiation, la paternité occupent le devant de la scène. Ce film pose des questions, mais ne prétend pas y répondre… »

Cette entrevue a été effectuée à Paris dans le cadre des rendez-vous d’Unifrance.