«Never Look Away»: la vie des siens

«Never Look Away» met en vedette Tom Schilling et Paula Beer.
Photo: Metropole Films «Never Look Away» met en vedette Tom Schilling et Paula Beer.

Au moment de notre entretien téléphonique, le cinéaste allemand Florian Henckel von Donnersmarck faisait la même chose que tous ses confrères en nomination pour l’Oscar du meilleur film étranger : maintenir le rythme effréné d’un long marathon de promotion afin de tirer son épingle du jeu. Mais la chose avait des allures de déjà vu pour l’auteur de Never Look Away, lui qui avait décroché cet honneur en 2007 pour La vie des autres, son tout premier long métrage, inspiré des indiscrétions systématiques des autorités de l’ancienne République démocratique allemande à l’égard de tous ses citoyens, dont les artistes.

Une décennie plus tard, le voilà de retour dans cette Californie qu’il connaît très bien, alors qu’Hollywood lui avait offert un pont d’or pour signer The Tourist (2010), avec Angelina Jolie et Johnny Depp : personne n’a reconnu sa signature, et beaucoup ont considéré qu’il s’était égaré. Mais Florian Henckel von Donnersmarck est aussi un citoyen du monde, ne craignant pas les égarements, capable de s’exprimer en cinq langues, dont le russe, en partie grâce à un père qui travaillait pour la compagnie aérienne Lufthansa : après une enfance à New York et quelques années à Bruxelles, l’anglais et le français n’ont plus tellement de secrets pour lui.

On pourrait dire la même chose de sa connaissance de l’Allemagne du XXe siècle tant ses deux films allemands regorgent de détails sur la vie de ses compatriotes, personnages souvent inspirés de personnalités connues, emportées par les tumultes de l’histoire. Et si plusieurs ont vu dans Never Look Away une biographie déguisée du célèbre créateur Gerhard Richter et son existence douloureuse marquée à la fois par le nazisme et le communisme avant son passage à l’Ouest dans les années 1960, ils n’avaient pas tort.

Quand je suis arrivé à Berlin en 1981 [...] après avoir passé mon enfance à New York, chaque fois que je voyais une vieille personne, je me demandais ce qu’elle avait fait pendant la guerre. Mes grands-parents m’ont fait comprendre que les personnes méchantes entre 1933 et 1945 n’ont pas vécu des vies parfaites après…

 

Donnersmarck le reconnaît également, lui qui affirme pourtant détester les films biographiques, refusant « de réduire une vie ou un aspect important d’une vie à la durée d’un film », dit-il dans un français rarement hésitant. « En restant trop fidèle aux faits et aux données historiques, on se prive de bonnes idées. Prenez Citizen Kane, d’Orson Welles : si le cinéaste avait voulu raconter uniquement la vie de William Randolph Hearst, il n’y aurait pas eu cette histoire de traîneau qui s’appelle Rosebud. Sans ce traîneau, le film est pas mal moins intéressant. »

Son Richter déguisé se nomme Kurt Barnert (Tom Schilling), marqué par un drame familial, et ceux de tout un peuple, offrant ses talents artistiques à la cause du socialisme pour ensuite verser, une fois de l’autre côté du mur de Berlin, dans une approche conceptuelle qui fera dire à plusieurs qu’il s’agit d’une « Werke ohne Autor », une « oeuvre sans auteur », et titre original du film de Donnersmarck. Mais en parallèle se profile une ombre menaçante, celle d’un beau-père gynécologue (Sebastien Koch, lui du côté des victimes dans La vie des autres) au service de la pureté de la race aryenne, condamnant la relation de sa fille avec ce peintre de condition modeste, ignorant qu’ils sont liés par d’autres tragédies.

Certaines d’entre elles ressemblent à s’y méprendre à celles vécues par Richter, tandis que d’autres relèvent de la fiction. Mêmes libertés prises en ce qui concerne la représentation de son oeuvre artistique, Donnersmarck ayant imaginé ce qu’il nomme « le tableau central », celui qui va cristalliser tous les traumatismes de son héros. « Il contient tout, il rejoue tout, mais il n’existe pas. » Et n’a pas hésité non plus à recréer une curieuse alliance amour-haine entre Barnert et un professeur d’art tyrannique, portant toujours un chapeau, et qui n’est pas sans ressembler à Joseph Beuys, une autre star de l’art allemand, personnage flamboyant et éclectique, lui aussi portant les blessures de l’Allemagne du XXe siècle.

Le cinéaste reconnaît aussi la parenté, mais encore là, pas question de se laisser enfermer dans le réalisme. « Beuys est un personnage fascinant, mais il n’a jamais eu Richter comme étudiant. Et contrairement au professeur de mon film, Beuys s’occupait beaucoup de ses étudiants, regardait tout ce qu’ils faisaient, leur donnait son avis : des traits de caractère qui ne servaient pas du tout l’histoire que je voulais raconter ! »

Ses radiographies historiques sont rarement manichéennes, et les salauds de ses films ne forment jamais des blocs monolithiques, sans compter que leur châtiment semble rarement à la hauteur de leurs crimes. Une posture morale que le cinéaste assume complètement. « Je suis né en 1973 et, même avant ma naissance, ma mère faisait partie de l’Union socialiste allemande des étudiants, et leur obsession était que l’Allemagne n’avait pas suffisamment puni les nazis. Quand je suis arrivé à Berlin en 1981 à l’âge de 8 ans après avoir passé mon enfance à New York, chaque fois que je voyais une vieille personne, je me demandais ce qu’elle avait fait pendant la guerre. Mes grands-parents m’ont fait comprendre que les personnes méchantes entre 1933 et 1945 n’ont pas vécu des vies parfaites après… Alors, que serait pour eux la plus grande punition ? Celle de perdre leur propre identité. Si on ne sait plus quelle histoire se raconter à propos de sa propre vie, on est vraiment perdu… »

Quant à Donnersmarck, il a visiblement retrouvé son identité de cinéaste en racontant des histoires qui ne plaisent pas toujours à ses compatriotes, mais au milieu desquelles il ne ressemble jamais à un touriste.

Never Look Away prendra l’affiche à Montréal au Cinéma du Parc le vendredi 8 mars en version originale allemande avec sous-titres anglais.

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