«Tout le monde le sait»: un mariage et un enlèvement

Laura (Penélope Cruz), depuis longtemps installée en Argentine avec ses deux enfants et son mari, revient dans la famille en Espagne...
Photo: Memento Films Laura (Penélope Cruz), depuis longtemps installée en Argentine avec ses deux enfants et son mari, revient dans la famille en Espagne...

Asghar Farhadi existait déjà dans le paysage cinéma avant Une séparation, mais le succès international de ce film a donné à ce cinéaste iranien des libertés créatrices qui lui ont permis de sortir de son pays. Et il n’avait pas joué au simple touriste dans Le passé, tourné en France et en français, tandis que la pièce Mort d’un commis-voyageur, d’Arthur Miller, ne semblait pas incongrue dans Le client, qui se déroulait dans le Téhéran d’aujourd’hui.

Avec Tout le monde le sait, on le retrouve cette fois en Espagne, dans un petit village pittoresque où les ragots et les rivalités souterraines font partie intégrante de la dynamique locale, mais tout cela semble s’évaporer à la perspective d’un mariage haut en couleur. C’est aussi le retour de Laura (Penélope Cruz, superbe mère courage), depuis longtemps installée en Argentine avec ses deux enfants, dont Irene, sa fille adolescente, et son mari Alejandro (Ricardo Darín, solide dans un rôle ingrat) resté là-bas pour des questions d’affaires. Son arrivée provoque une euphorie digne des films de Robert Altman, avec toute une galerie de personnages tourbillonnant autour d’elle, un clan familial élargi.

Justement, en périphérie, il y a Paco (Javier Bardem, incandescent), un vigneron autrefois l’amoureux de Laura, qui exploite une terre ayant appartenu à la famille de son ancienne flamme, une acquisition qui n’a jamais semblé au goût de tous. Au cours de la réception, survoltée, une panne d’électricité ne modifie en rien l’atmosphère euphorique, mais c’est à ce moment qu’Irene disparaît. Un coup fumeux de cette fille espiègle et amoureuse d’un garçon des environs ? Peu à peu, l’affaire a toutes les allures d’un kidnapping : serait-il la machination d’une bande de malfaiteurs, ou plutôt un traquenard orchestré par certains membres de cette famille ? Tout le monde semble suspect, à commencer par Alejandro, dont l’absence lui donne des airs coupables, et plus encore lorsque l’on découvre qu’il n’est pas tout à fait l’homme prospère que tous envient en silence.

Les secrets dans les films d’Asghar Farhadi, c’est ce qui tapisse toutes ses intrigues savamment ficelées, regorgeant autant de rebondissements que de non-dits. Car si ses héros et ses héroïnes sont souvent bavards et volontaires — pas étonnant que la caméra soit si agile et virevoltante, ici contrôlée par le directeur photo José Luis Alcaine, un complice de Pedro Almodóvar, rien de moins —, ils affichent une intensité qui contribue largement au magnétisme de ses propositions.

Le titre du film évoque lui aussi la question des secrets, ceux très mal gardés et qui nourrissent les enjeux de ce drame pouvant à tout moment basculer dans les remous du thriller psychologique. En ce sens, ce n’est pas la plus grande réussite de Farhadi, lui qui a brillamment su nous tenir en haleine devant un couple en instance de divorce (Une séparation) ou face aux lendemains douloureux d’une femme violemment agressée sans raison apparente (Le client). Dans Tout le monde le sait, les nombreux personnages qui traversent l’écran s’embrouillent parfois dans leurs mensonges, et nous avec eux, moins coupables de cet enlèvement que de fautes souvent anciennes et qui empoisonnent leur présent.

En matière de poison diffus intoxiquant les relations humaines, Asghar Farhadi s’y connaît, et depuis longtemps, peu importe la langue ou le pays.

Tout le monde le sait (V.F. de Todos lo saben)

★★★ 1/2

Drame d’Asghar Farhadi. Avec Penélope Cruz, Javier Bardem, Ricardo Darín, Barbara Lennie. Espagne–France–Italie, 2018, 132 minutes.