Les acteurs d’abord pour le cinéaste Guy Édoin

On ne s’en douterait pas à le voir débarquer dans une fête, l’allure bravache, l’œil gourmand, mais il y a peu de temps, Malek a attenté à ses jours. Quoiqu’en seconde analyse, les indices sont là. Ce surcroît d’assurance qu’affiche le jeune homme n’est-il pas que façade ? Et il y a ce trouble qui brouille son regard lorsqu’une jeune femme aperçue sur le plancher de danse, Shohreh, lui en rappelle une autre. Malek l’ignore encore, mais son destin et celui de la belle inconnue seront bientôt liés par leurs passés respectifs, lui au Liban, elle en Iran. Un passé, en l’occurrence, que Malek parviendra à affronter avec l’aide de Geneviève, psychiatre d’une douce pugnacité.
Malek, le film, constitue la première « commande » cinématographique qu’ait acceptée Guy Édoin. Le cinéaste, pour mémoire, est l’auteur des fascinants Marécages et Ville-Marie, films qu’il a non seulement écrits ou coécrits, mais qui ont d’office émané de lui. À l’inverse, Malek est basé sur un scénario de Claude Lalonde inspiré, en retour, par un roman de Rawi Hage, Le cafard.
« C’est un défi que je voulais relever : me frotter à un projet que je n’ai pas élaboré, explique le cinéaste. Et en matière de défis, j’ai été servi ! On disposait de 23 jours de tournage seulement, dont six au Maroc. » On le précise, une production de cette nature commanderait normalement une trentaine de jours de tournage.
« Le bloc au Maroc impliquait les mêmes impératifs que celui à Montréal, c’est-à-dire procéder à la recherche de comédiens et de lieux de tournage, construire des décors ; se débrouiller, à titre d’exemple, en apprenant un vendredi que l’actrice choisie ne peut prendre l’avion, en trouver une autre au pied levé en sachant qu’on tourne le dimanche… Travailler dans quatre langues : arabe marocain, arabe libanais, français, anglais… De la haute voltige. »
Retour à l’essentiel
De telle sorte qu’en amont, la première préoccupation de Guy Édoin fut de s’entendre avec le directeur photo Michel La Veaux (Le démantèlement) sur un fonctionnement aussi efficient que possible. Pour l’anecdote, les deux hommes n’avaient jamais collaboré auparavant, Serge Desrosiers ayant signé la photo des deux longs métrages précédents d’Édoin.
« Ç’a été une rencontre marquante avec Michel. Il a tout de suite convenu avec moi que dans un contexte de production aussi court et intense, il fallait prioriser les acteurs, les mettre au centre de tout, sans se soucier de faire de l’esbroufe visuelle. Michel a fait en sorte de protéger mon temps avec eux, avec les acteurs. Pour moi, ç’a été une école. Ça m’a ramené à l’essentiel du cinéma : le travail avec les acteurs, comment faire fonctionner une scène… »
Une attitude qui épata Tewfik Jallab (Lola Pater), l’acteur français qui incarne Malek. « En France, le chef opérateur [directeur photo au Québec] est roi, explique Tewfik Jallab. S’il veut prendre cinq heures pour la mise en place de sa lumière, il les a, même si ça ne nous laisse que vingt minutes pour faire la scène après. C’est comme ça. Alors de voir Michel faire tout le contraire en parvenant à forger une lumière superbe… J’ai été soufflé. Je craignais le pire en voyant le plan de travail, au départ. Or, ç’a été merveilleux. D’autant qu’avec ma partenaire de jeu, Hiba Habouk, on est amis proches depuis dix ans. »
Un aspect qui, jumelé à l’éthique de travail d’Édoin et La Veaux, eut entre autres avantages de faciliter le tournage de deux scènes d’amour très intenses. « En ayant vu les films de Guy, je savais qu’il avait un respect du corps. Ensuite, Michel composait ces tableaux sublimes qu’il nous invitait à venir examiner, au cadre, pour enfin nous demander si nous étions à l’aise d’aller y prendre place. Dans de telles circonstances, ça allait de soi », résume Tewfik Jallab.
Un juste équilibre
La dynamique de plateau ne fut pas la seule surprise pour laquelle Tewfik Jallab fut quitte. En effet, l’acteur comptait initialement modeler son jeu sur le personnage du roman, un jeune homme antipathique hanté par son double et qui est obsédé par les coquerelles, d’où le titre Le cafard. D’ailleurs, le film devait d’abord s’intituler Mr. Roach, ou Monsieur Cafard.
Mais voilà, certains partis pris fonctionnent sur la page, mais pas nécessairement à l’écran.
« Le bouquin à la base est très sombre : à la fin, Malek se transforme lui-même en cafard, remarque Tewfik Jallab. Et bien sûr j’étais attaché au côté très dark du personnage. Sa dimension foncièrement antipathique me plaisait, mais pour un premier rôle, c’est vrai que ce pouvait être problématique, et on a dû trouver un juste équilibre. Avec beaucoup d’intelligence, Guy m’a amené à comprendre que les gens auraient besoin d’aimer ce personnage. »
Cela, sans sacrifier une part inhérente de noirceur.
« Tout en préservant sa nature tourmentée, il était nécessaire d’atténuer certaines caractéristiques de Malek, opine le cinéaste. Dans le film, on doit se sentir concerné par ce qui lui arrive, et donc s’attacher à lui, au moins en partie. Autrement, on risque le décrochage. »
Belle trouvaille
Tewfik Jallab l’évoquait, le roman recourt à l’insecte éponyme lors d’envolées hallucinatoires relevant du surréalisme. De poursuivre Guy Édoin : « C’est un autre changement que j’ai apporté, avec Claude [Lalonde]. Dans le roman, Malek allait jusqu’à s’imaginer un alter ego coquerelle. Mais moi, en arrivant dans le projet, considérant le peu de temps disponible et le budget imparti, je ne le “voyais” tout simplement pas. »
Pour remplacer ce confident cancrelat du protagoniste, cinéaste et scénariste trouvèrent une solution de rechange des plus ingénieuses. Ainsi, dans le film, Malek est visité chez lui par une version fantasmée de sa psychiatre, l’occasion pour Karine Vanasse d’un double rôle tout de subtiles variations : au bureau et chez Malek, ou plutôt dans la tête de ce dernier.
« Elle a peu de texte, mais ce qu’elle arrive à faire passer dans son regard… J’ai eu en face de moi une immense actrice », estime Tewfik Jallab. Paradoxe heureux : traités avec ce surcroît de réalisme, les éléments d’inquiétante étrangeté du récit n’en déstabilisent que davantage.
À cet égard, si l’on décèle sans peine la griffe du cinéaste dans ces moments-là, Malek se glisse plus naturellement dans sa filmographie qu’on pourrait le croire a priori.
« Il y a plein de thèmes qui se retrouvent dans ce film-ci qui imprègnent mon cinéma, mon univers, et ça, depuis mes courts métrages. La sexualité trouble, notamment… Une manière d’aborder le langage cinématographique surtout… Finalement, ma patte est là, de A à Z. »