«Le poirier sauvage»: les fruits de l’expérience

Son diplôme universitaire en poche, Sinan rentre dans son village natal le temps d’y extraire la substance d’une première publication. Une collection de « digressions sur les gens du cru… entre autofiction excentrique et métaroman », explique-t-il à un écrivain établi. Hélas, sitôt arrivé, Sinan est sollicité de toutes parts, son père s’étant endetté à répétition. Ses maigres économies, Sinan compte en l’occurrence les utiliser pour l’édition de son ouvrage, une entreprise coûteuse. De déconvenues en découvertes, cet aspirant auteur s’impose comme le protagoniste plus candide qu’il ne le croit du magnifique récit d’apprentissage qu’est Le poirier sauvage, de Nuri Bilge Ceylan.
Pour mémoire, on doit au cinéaste turc un trio d’oeuvres primées à Cannes : Les trois singes, Prix de la mise en scène, Il était une fois en Anatolie, Grand Prix, et Winter Sleep, Palme d’or. D’une durée de 188 minutes, Le poirier sauvage, après les 150 et 196 minutes des deux précédents, poursuit dans un sillon où le contemplatif devient narratif, et vice versa.
On pense à cette rencontre clandestine entre Sinan et Hatice, une ancienne camarade de classe. Dissimulés par un arbre, ils échangent : elle lui remet son arrogance sous le nez, il interroge ses choix sans réaliser qu’elle n’est guère maîtresse de son destin… Elle lui demande une cigarette, ils parlent encore, puis se taisent… Derrière un entrelacs de feuillage, un soleil rendu brumeux par les volutes de fumée… La chevelure de la jeune femme dévoilée en gros plan, telle une forêt bruissante et mystérieuse dans laquelle s’apprête à s’enfoncer Sinan… Un baiser silencieux, pas tant inattendu qu’inespéré.
Ce faisant, Hatice, jadis la fiancée d’un camarade à eux, à présent promise à un bijoutier plus âgé, devient le sujet de l’une de ces « digressions » sans que le protagoniste s’en rende compte. Rentré au bercail comme narrateur, le voici devenu personnage.
Ne douter de rien
Il y a quelque chose de fascinant à voir évoluer Sinan tandis qu’il renoue avec proches et accointances, puis au gré de nouvelles rencontres, souvent pour parler de son roman. D’emblée, il affiche cette assurance tranquille qui n’est l’apanage que de ceux qui ne doutent de rien. En voix hors champ, il déclare, en observant son ami en peine d’amour : « Lorsque nous comprenons que nous ne sommes pas importants, pourquoi notre instinct est-il de nous sentir blessés ? Ne serait-ce pas mieux de traiter cela comme une épiphanie ? »
Des paroles qui sonnent bien, mais qui sont pour le compte formulées par quelqu’un qui n’a pas encore vécu ce à quoi il a réfléchi. « Toi, tu sais tout, et nous, nous ne savons rien, c’est ça ? » résume sa mère en mettant en exergue la condescendance de son fils. Or, le moment venu, et il viendra au cours du film, la réaction de Sinan quant à sa relative insignifiance ne sera guère plus sereine que celle de son copain : récit d’apprentissage, écrivait-on.
Figure centrale de cette histoire qu’il vit en essayant de se couper de ses émotions, comme pour se la jouer narrateur objectif, Sinan est interprété avec force sympathie par Dogu Demirkol. Par son jeu, il rend un être potentiellement rebutant profondément attachant.
Nuance fondamentale
Qui plus est, le film parvient à instiller, par sa volonté de « donner le temps au temps » et grâce à son pouvoir d’évocation visuelle, une qualité romanesque des plus à propos.
À cet égard, Nuri Bilge Ceylan reste fidèle à sa manière et privilégie l’harmonie au sein du cadre plutôt qu’une esthétique ampoulée. De cette mesure émane une beauté sobre mais constante, traversée çà et là de fugaces éclats de splendeur formelle.
Coscénarisé par le cinéaste et sa conjointe Ebru Ceylan, collaboratrice assidue, avec l’apport d’Akin Aksu, Le poirier sauvage progresse à pas menus mais assurés. Pour peu que l’on aime à s’immerger dans une autre culture, une autre psyché, l’intérêt demeure constant. D’autant qu’à terme, le parcours de Sinan revêt une portée universelle.
Transformé par ses tribulations, le fils mettra enfin ses certitudes de côté lors du dénouement. Sans en dévoiler la teneur, on dira simplement que le père y énonce quelques vérités, fruits de ce que lui a vécu ce à quoi il a réfléchi.
Une nuance fondamentale que le fils, et peut-être le cinéphile avec lui, aura dorénavant appris à saisir.