«Happy Face»: bas les masques

Alexandre Franchi aborde son sujet avec une honnêteté désarmante.
Photo: Alexandre Franchi Alexandre Franchi aborde son sujet avec une honnêteté désarmante.

On imagine facilement la tête de David Cronenberg devant un film comme Happy Face. La tyrannie de la beauté : loin de détourner le regard, ce cinéaste, qui depuis longtemps fait l’éloge de la chair meurtrie, contaminée, ravagée, y verrait, fasciné, un prolongement de sa propre démarche, de Rabid à eXistenZ.

Alexandre Franchi (The Wild Hunt) ne se réclame pas du maître canadien de l’horreur, mais il aborde avec la même honnêteté désarmante un sujet qui heurte notre vision laminée de la beauté corporelle. Devant nous, et souvent très près de la caméra, des personnages dont la souffrance morale s’accompagne de profondes meurtrissures, particulièrement au visage. Ce sont elles qui font d’eux des parias, des indésirables, reclus entre les quatre murs de leur maison ou marchant la tête basse pour éviter l’opprobre.

Avec une bienveillance un peu boy-scout, Vanessa (Debbie Lynch-White, un premier rôle en anglais et toujours le même goût du risque) veut changer cela. Animatrice d’un groupe de thérapie pour personnes défigurées, elle n’hésite pas à se donner en exemple, évoquant sa corpulence pour montrer qu’elle comprend leurs peurs et leurs doutes — une stratégie qui fonctionne à moitié. Parmi eux, un jeune homme dont les bandages cachent sans doute des blessures hideuses, mais Stan (Robin L’Houmeau, une fougue pas toujours bien calibrée) cherche plutôt à rejoindre ce groupe pour comprendre sa mère, ravagée par le cancer, elle dont l’élégance et le charme sont encore apparents, mais pour combien de temps ?

Vite démasqué, au propre comme au figuré, Stan, révolté et impuissant devant un être cher qui se décharne à vue d’oeil, remet en question les méthodes de Vanessa et bouscule les participants en les forçant à affronter leurs peurs. Cette attitude arrogante, nourrie par ses propres angoisses, provoque un électrochoc salutaire pour ces marginaux qui jusque-là acceptaient comme une fatalité d’être mis à l’écart. De bravades en coups d’éclat, ce groupe si particulier, parfois solidaire, parfois désuni, avance dans la ville, semblant partir à sa conquête, mais c’est d’abord à la conquête d’eux-mêmes qu’ils s’engagent. Et qui leur fait si peur.

Oubliez les effets visuels et autres prothèses. Ces écorchés vifs s’offrent à Alexandre Franchi dans toute leur vulnérabilité, pour la plupart des acteurs non professionnels, très vulnérables sous un éclairage qui n’épargne aucun détail : ceux d’une maladie de peau aux mille protubérances, d’un cancer qui sectionne le nez ou déforme le visage, autant de calamités pour des gens qui n’ont plus rien à perdre. Ils se verront d’ailleurs forcés de révéler les véritables maux qui les rongent, aspect fort habile du scénario permettant de les aborder au-delà de leurs singularités physiques. Car leurs démons sont aussi intérieurs, capables de jalousie, de mesquineries, et d’autres trahisons qui ne les réduisent jamais à des bêtes de foire.

Autre astuce amusante de la part d’un cinéaste qui a mis ici beaucoup de ses propres tourments, c’est l’ancrage du récit à un temps indéfini, entre le présent et un passé récent, symbolisé entre autres par des répondeurs téléphoniques d’un autre âge. La dernière image, à la fois sobre et d’une grande ironie sur le plan technologique, nous annonce que notre époque n’en a vraiment pas fini avec cette dictature de la perfection corporelle.

Happy Face

★★★ 1/2

Comédie dramatique d’Alexandre Franchi. Avec Debbie Lynch-White, Robin L’Houmeau, Noémie Kocher, David Roche. Canada, 2018, 100 minutes.