«Happy Face»: La beauté, et alors?

De gauche à droite: Alison Midstokke, Eddie Ramon Ruiz Jr., Robin L’Houmeau, Cyndy Nicholsen et David Roche dans une scène de «Happy Face»
Photo: Alexandre Franchi De gauche à droite: Alison Midstokke, Eddie Ramon Ruiz Jr., Robin L’Houmeau, Cyndy Nicholsen et David Roche dans une scène de «Happy Face»

Réunis en cercle, un groupe d’hommes et de femmes aux traits diversement altérés par la maladie ou un accident s’ouvrent pudiquement, se racontent en hésitant. L’un d’eux, Stanislas, 19 ans, a le visage couvert de bandages, et c’est avec circonspection que le considère Vanessa, la directrice de l’atelier. Elle a raison : Stanislas possède en réalité une beauté de héros romantique. Or sa mère est très malade et la splendeur jadis qui la caractérisait n’est plus qu’un souvenir douloureux, et c’est pour faire face à cela que le tout jeune homme a échafaudé cette mystification. À terme, sa présence perturbatrice agira comme un catalyseur. Film de fiction, Happy Face. La tyrannie de la beauté n’en recèle pas moins plusieurs parts d’autobiographie, comme le révèle le cinéaste Alexandre Franchi, invité du Festival du cinéma international en Abitibi-Témiscamingue.

« J’ai grandi avec une mère esthéticienne qui travaillait pour Christian Dior et Lancôme, qui était très belle et qui se définissait par sa beauté, par le regard d’autrui. Elle a eu le cancer quand j’avais cinq ans et elle est décédée quand j’en avais 24. Je l’ai vue dépérir à cause de la maladie : elle a perdu ses cheveux, un sein… J’étais très proche ; l’homme de la maison. Ça m’a énormément affecté, gamin et ado, et une partie de moi avait juste envie de fuir. Une partie de moi était dégoûtée par elle. Je l’aimais, mais en même temps j’avais honte d’amener des copains à la maison. Ce n’était pas tant l’apparence que la mort, la maladie : la laideur prend plein de formes. »

De poursuivre le cinéaste, c’est un sentiment de culpabilité lié à l’impression de ne pas en avoir assez fait qui se trouve à l’origine du film, son second, qui mit des années à mûrir. Une fois ses « bibittes personnelles » confrontées, dixit Alexandre Franchi, le projet s’est émancipé de la seule expérience de l’auteur. Le cinéaste s’est alors intéressé à la question plus large de la différence physique et des contrecoups de celle-ci sur les individus dans une société aux diktats esthétiques implacables.

Comme une thérapie

 

Entrent en scène Keith Widgington et Cyndy Nicholsen, venus eux aussi présenter le film à Rouyn-Noranda. Le premier a dû subir plusieurs interventions au visage à la suite d’un cancer de la peau, la seconde est atteinte d’une maladie cutanée ayant couvert son corps de boutons. Ni l’un ni l’autre ne s’imaginait un jour jouer dans un film. Tous deux confient avoir été transformés par l’expérience.

« Ç’a été une grande thérapie pour moi. Avant, j’étais une fille qui ne sortait pas — c’était l’horreur, l’horreur. J’avais peur des regards, des commentaires, pour en avoir trop entendu », explique Cyndy Nicholsen en étouffant un sanglot, avant d’ajouter en aparté, riant à travers ses larmes, qu’elle était « la braillarde du tournage ».

« Là, je sors beaucoup plus. Je m’attends à des regards effrayés et à des insultes dans mon dos, mais je m’en fous. Une fois, dans un train, un couple de touristes s’est assis près de moi. Puis, ils m’ont vue et ils ont voulu aller s’asseoir plus loin. Eh bien, je les ai suivis jusqu’au bout du train et je me suis assise près d’eux. Ça m’a fait tellement de bien », conclut-elle.

Ç’a été une grande thérapie pour moi. Avant, j’étais une fille qui ne sortait pas — c’était l’horreur, l’horreur. J’avais peur des regards, des commentaires, pour en avoir trop entendu.

Même son de cloche du côté de Keith Widgington : « On était un beau groupe. Je me suis senti bien accueilli. J’avais moi aussi cette angoisse de sortir en public, de plus en plus, en fait. Donc, je me renfermais de plus en plus. Après avoir entendu les histoires des autres, c’est comme si ça m’avait enlevé la peur de m’aventurer dehors. Je me fiche un peu plus des regards ; je me sens moins pogné. »

D’ailleurs, les récits de leurs personnages respectifs sont en somme les leurs, intégrés par Alexandre Franchi dans son scénario. D’où cette catharsis décrite par chacun.

Quant à l’alter ego d’Alexandre Franchi, ce Stanislas qui s’immisce dans l’atelier, c’est Robin L’Houmeau qui l’incarne. Abitibien d’origine, le jeune comédien s’engage tout entier dans le film : une proposition audacieuse qui se joue des notions de malaise, d’inconfort, et qui s’abstient de toute pitié bien-pensante.

« J’ignorais si je décrocherais le rôle : j’étais juste content qu’un film comme ça se fasse, se souvient-il. Quand t’es acteur, il t’arrive d’accepter des trucs qui ne te tentent pas ben-ben. Tu participes parfois à des productions dont tu ne partages pas les valeurs. Et justement, ce film-ci, j’adhère complètement à ses valeurs. Pour moi, le cinéma doit véhiculer un message. »

Manière inusitée

 

En amont du tournage, l’équipe s’est réunie afin d’apprendre, de un, le texte, et de deux, à se connaître… d’une manière tout à fait inusitée.

« On se plaçait en équipe de deux et on s’insultait : chacun puisait dans toutes les insultes reçues au fil du temps. C’était violent, mais ça faisait prendre conscience de la réalité de chacun », poursuit Robin L’Houmeau.

Le procédé est repris dans le film, tel un traitement de choc.

 

« Ç’a été éclairant. Si t’as pas de différence faciale, tu penses pas à ça. Tout comme si t’es un gars, tu saisis pas l’ampleur du phénomène du cat call que subissent les femmes. Le film d’Alex, il te sort de ta perspective habituelle », conclut l’acteur, qui donne également la réplique à Debbie Lynch-White, formidable en intervenante partageant ses complexes corporels afin de mieux créer un lien de confiance au sein de son atelier.

Pour l’anecdote, la projection lundi soir s’est soldée par une longue ovation, très sentie. Un film coup-de-poing, un film coup de gueule. Un film coup de coeur. Happy Face. La tyrannie de la beauté prend l’affiche le 9 novembre.

François Lévesque est à Rouyn-Noranda à l’invitation du FCIAT.

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