«Playing Hard»: l’honneur en jeu

Ceux qui ne jurent que par le septième art regardent le phénomène de haut, voulant sans doute ignorer une réalité brutale : le chiffre d’affaires mondial du jeu vidéo a atteint 101 milliards de dollars en 2017, soit le double de celui du cinéma en salle. Dans ce contexte de gros sous, on peut deviner l’ampleur des pressions financières au moment de lancer une nouvelle création — jeu vidéo ou blockbuster, beaucoup de gens mettent leur tête sur le billot.
Le documentariste Jean-Simon Chartier (Alléluia, Marchands de bonheur) en a suivi quelques-uns pendant quelques années dans Playing Hard. Quand le jeu devient réalité, une plongée dans l’élaboration de For Honor, d’abord et avant tout l’obsession de Jason VandenBerghe, facilement reconnaissable à ses vêtements noirs, à sa canne, à sa voix caverneuse et à sa longue chevelure. Après des années de galère, ce concepteur américain croit avoir enfin trouvé à Montréal, chez Ubisoft, l’équipe qui lui faut pour matérialiser ce jeu inspiré de ses visions excentriques qui remontent à son enfance. Car For Honor se déroule dans un monde où des chevaliers côtoient des samouraïs, prêts à affronter tous les dangers, à provoquer tous les carnages, et ce, pour parvenir à la paix.
Au coeur du Mile-End, là où l’industrie du jeu vidéo a littéralement transformé le quartier, Jason va enfin réaliser son rêve, entraînant à sa suite le producteur Stéphane Cardin et le directeur de marque Luc Duchaine. Or, ce rêve peut à tout moment virer au cauchemar, sachant que chaque étape coûte parfois plusieurs millions de dollars, et que la haute direction parisienne de l’entreprise peut à tout moment mettre fin à l’aventure. Car là où cette industrie ressemble beaucoup à celle du cinéma hollywoodien, c’est dans cette crainte partagée devant le risque et la nouveauté, préférant tabler sur les suites…
Être à la tête d’un tel projet qui, à son apogée, peut impliquer jusqu’à 500 travailleurs répartis dans cinq studios, dont en Inde, en Chine et en Roumanie, provoque aussi quelques maux de tête. Sans compter le choc des ego, parfois fracassant. C’est d’ailleurs là l’intérêt du film, moins un making of des enjeux technologiques à chaque étape de fabrication qu’une exploration des défis personnels et psychologiques propres à cette vaste entreprise. Car si de l’extérieur cette faune semble se confondre avec les écrans sur lesquels elle est rivée, Jean-Simon Chartier en dévoile le caractère profondément humain.
Voilà ce que nous offre son trio de choc, des personnages aux profils physiques contrastés, des hommes pris dans l’engrenage de la réussite à tout prix, mais dont les positions stratégiques au sein de la production les obligent à se comporter de manière différente. Jason apparaît d’emblée comme l’artiste (incompris) du groupe, celui qui se livre avec le plus d’abandon, une manière aussi de régler ses comptes avec un milieu dont il sent constamment l’hostilité. En sera-t-il autrement avec Ubisoft ?
Stéphane Cardin et Luc Duchaine affichent plus de pragmatisme, tout aussi préoccupés du résultat final, mais conscients des sacrifices que cette dévotion exige, dont sur le plan familial, une dimension discrètement explorée par le cinéaste. Ce sont surtout leurs rapports professionnels qui sont ici scrutés à la loupe, description d’un monde parfois impitoyable où les démissions, les larmes, les trahisons et les crises de nerfs s’accumulent. Finalement un monde pas si éloigné de celui qu’ils vont créer dans For Honor…