«Numéro une» : on ne naît pas dirigeante

Emmanuelle Blachey, ingénieure, a gravi un à un les échelons de la grande entreprise. Remarquable, son ascension l’a menée au comité de direction de sa boîte, un géant de l’énergie. Elle est la seule femme à y siéger. Ce qui a eu l’heur de la signaler auprès d’Adrienne Postel-Devaux, éminence grise à la tête d’un réseau de femmes d’influence. Son offre ? Aider Emmanuelle à devenir la première dirigeante d’une société du CAC 40, l’indice principal de la Bourse de Paris. Emmanuelle est, dans les faits, la meilleure candidate. Or voilà, il a, en fin de compte, d’ores et déjà été décidé qu’un homme moins compétent, mais fort « accommodant », aurait le poste.
Avec Numéro une, Tonie Marshall, seule femme détentrice du César de la réalisation pour Vénus beauté (institut), propose une visite guidée dans les coulisses désespérément rétrogrades du pouvoir en mettant en lumière ses arcanes misogynes.
Instructif sans être didactique, Numéro une se révèle assez passionnant. Le film procède en effet à la manière d’un thriller politico-économique (dimension sur laquelle insiste une musique aux graves appuyés).
En contrée hostile
Le scénario coécrit par Marshall, Marion Doussot et Raphaëlle Bacquée, cette dernière grande reporter au journal Le Monde, distille une information foisonnante. Information qui rend compte de l’expérience féminine dans les hautes sphères décisionnelles occupées principalement par des hommes qui préféreraient, à l’évidence, rester entre eux.
En somme, le film parvient à faire partager cette perspective-là, à faire ressentir ce que c’est, au quotidien, que d’affronter un barrage d’hostilité souvent invisible, intangible, mais presque infranchissable néanmoins.
D’où la détermination d’Emmanuelle Blachey qu’incarne la brillante, brillante Emmanuelle Devos. Une fois encore, la vedette de Sur mes lèvres livre une interprétation d’une justesse, d’une précision, sans faille, supplément d’âme compris.
Le vaste et l’intime
Sans perdre de vue le vaste échiquier qu’elle déploie autour de son héroïne, Tonie Marshall prend le temps de regarder du côté de l’univers intérieur de celle-ci.
Touchée par le sort d’une inconnue qui s’est suicidée par noyade, Emmanuelle est plus tard hantée par la vision de Shelley Winters submergée dans le classique La nuit du chasseur ; une association d’images et d’idées qui confère à la protagoniste une poésie insoupçonnée.
Le portrait se précise lorsqu’à un moment, Emmanuelle évoque sa mère, qui s’est vraisemblablement enlevé la vie : « Érudite, capable, elle souffrait d’un sentiment de grande inutilité, comme s’il n’y avait pas de place… »
Une place que sa fille devenue femme entend occuper. Vaille que vaille, mais pas nécessairement coûte que coûte. Car il est des manoeuvres auxquelles Emmanuelle n’entend pas s’abaisser. Mais voilà, peut-on espérer demeurer propre lorsqu’on est traînée dans la boue ?
À ce propos, Richard Berry compose un antagoniste aussi suave qu’immonde : Jean Beaumel, faiseur de rois et tenant d’une misogynie ordinaire cultivée par une société où prévaut encore une conception mâle de la succession et de la transmission du pouvoir.
Ce concept précis, la transmission, est également abordé par le truchement du père d’Emmanuelle, professeur et intellectuel incarnant une autre forme de machisme, inconscient, mais nocif tout de même. Ces scènes comptent parmi les plus belles, avec un Sami Frey frêle et émouvant.
Alors qu’on assiste à son parcours de la combattante, on se remémore les réserves qu’avait d’office émises Emmanuelle, pas certaine de vouloir être un symbole.
« J’ai passé toute ma carrière à essayer de faire oublier que je suis une fem… Non… Enfin, je veux dire… », explique-t-elle sans parvenir à terminer sa phrase.
Avec l’air de celle qui comprend exactement à quoi fait allusion Emmanuelle, la dauphine d’Adrienne, Véra (excellente Suzanne Clément), lui répond : « Je sais. Nous avons toutes vécu cela. »
La réussite du film réside dans ce qu’à terme, on comprend aussi, mieux, désormais.