L’absence omniprésente de Jafar Panahi à Cannes

Encore une chaise vide à Cannes, après celle du Russe Kirill Serebrennikov. On s’habitue ici aux absences nées des censures politiques. Celle de Jafar Panahi, cinéaste iranien assigné à résidence, interdit de tournage depuis huit ans, demeure vacante partout sur la planète festivalière depuis sa condamnation. Mais deux de ses actrices, Behnaz Jafari et Marzieh Rezaei, sa monteuse, Mastaneh Mohajer, et son directeur photo, Amin Jafari, le représentent ici. Et cela paraît quasi miraculeux de les voir apparaître en chair et en os devant nous.
Sa monteuse nous expliquera que l’interdit ne frappe que le cinéaste, alors que film, acteurs et techniciens possèdent une identité propre autorisant le voyage. Les décrets de Téhéran semblent quelque peu schizophréniques. Comprenne leurs rouages qui pourra…
À la montée de marches de Trois visages, de Jafar Panahi (lauréat à Cannes en 1995 de la Caméra d’or pour Le ballon blanc), en compétition, les membres de son équipe étaient tristes, mais ils lui ont parlé avant et après la projection, le trouvant serein au téléphone. « Cette grande absence était omniprésente, assure Mastaneh Mohajer. Après sa sélection cannoise, toutes les sociétés cinématographiques iraniennes avaient écrit des lettres ouvertes en réclamant sa venue à Cannes. Il reçoit aussi là-bas un immense soutien populaire. »

L’important pour le cinéaste iranien est de montrer son film, nous dit-on, in absentia ou pas. « Mais son voeu le plus cher demeure de présenter ses oeuvres en Iran, poursuit la monteuse. Un voeu non exaucé ces dernières années, quoiqu’il conserve des espoirs pour ce film-ci, pas particulièrement politique. » L’homme, dit-on, vit d’espoir.
« Ses films sont tournés en Iran, précise Amin Jafari. On y parle farsi et, dans le cas présent également, le turc azari iranien. Sa tribune naturelle est dans son pays. »
À ses yeux, cet absent demeure le cinéaste par excellence. « Jafar Panahi est un artiste qui n’a jamais travaillé dans des conditions standards, même avant les restrictions. Il arrive avec un scénario, un plan, trouve des solutions. Pour ses derniers longs métrages, il me disait écrire deux scénarios en parallèle : celui du film et celui qu’il doit faire pour s’éviter des ennuis… »
Les femmes et Panahi
Trois visages, dans un voyage à travers les routes de montagnes qui rappellent les sinueux parcours de son mentor Abbas Kiarostami, aborde trois générations d’actrices. Une vedette de Téhéran se met en quête avec Panahi d’une jeune fille désireuse de quitter son village pour faire du cinéma, qui a fait parvenir à son idole la vidéo de sa présumée pendaison afin de l’attirer.
Dans ce même village de Turcs azéris, une ancienne vedette de la chanson et de l’écran au temps du shah vit recluse. D’elle, on n’apercevra qu’une ombre ; le troisième visage sera donc masqué ; allégorie de la claustration de Panahi lui-même, mais aussi des silences bâillonnant sa société.
Sans se révéler aussi dynamique que son Taxi Téhéran, autre oeuvre de résistance, primée à Berlin, Trois visages porte l’empreinte d’humour et de liberté du cinéaste, qui filme ici des vaches et des taureaux dont les beuglements ponctuent le fond sonore de joyeuse façon. Entre les villageois aussi bornés qu’accueillants, affairés à de mystérieux rituels, la détermination de l’apprentie actrice, les soucis de ces éleveurs de bovins et les coups de klaxon codifiés au détour des routes, Panahi brosse ses portraits.
Le cinéaste du Cercle n’avait pas attendu le mouvement #MeToo avant d’aborder de plein fouet le féminisme.
« Presque tous ses films sont centrés sur la question féminine depuis le début, déclare Mastaneh Mohajer. Il a influé sur la condition de la femme non seulement en Iran, mais aussi à travers le monde à l’heure où le sujet n’était pas aussi chaud qu’aujourd’hui. Sur les trois générations de femmes du film, la vieille artiste est invisible, montrant que la présence physique peut être éliminée par le régime et par le temps, tout en demeurant dans les esprits. La génération du présent possède du pouvoir et prend des décisions. Celle du futur rencontre des difficultés, mais doit se battre. Jafar entend donner aux femmes cette énergie de la bataille. Chaque fois que j’ai travaillé avec lui, je me suis sentie plus forte. Nous trois, assises ici devant vous, témoignons de ce pouvoir qu’il donne aux femmes. Tel est son message aux Iraniens et au monde. »
Jafar Panahi est un artiste qui n’a jamais travaillé dans des conditions standards, même avant les restrictions
Behnaz Jafari est une vedette de la scène et de l’écran en Iran, qui joue un peu ici son propre rôle. « Je suis souvent sollicitée, dit-elle. Les jeunes pensent que, comme actrice connue, je peux transmettre leurs messages, mieux reçu par ma bouche que par la leur, mais je suis plutôt farouche de tempérament. Dans la scène de confrontation avec la jeune fille, je devais m’adresser à elle gentiment, mais j’ai protesté devant Jafar : “Ça ne me ressemble pas !” Alors, je l’ai fait à ma façon, en plus violent, mais ces débordements m’ont vraiment plu. »
La jeune Marzieh Rezaei s’est passionnée pour son propre personnage. « J’ai étudié l’art dramatique à l’université, et plusieurs de mes collègues rencontraient les mêmes problèmes que dans le film, précise-t-elle. Les garçons devaient trouver une façon de gagner leur vie. Des traditions ancrées mettaient des bâtons dans les roues des filles. Ce film ressemble à la vie. »
Notre journaliste séjourne à Cannes à l’invitation du Festival.