«Les lettres de ma mère»: la batailleuse

Entre la fin des années 1940 et le début des années 1950, la matriarche a entretenu une correspondance soutenue avec son fils Henri, destiné à la prêtrise.
Photo: Productions Rapide-Blanc Entre la fin des années 1940 et le début des années 1950, la matriarche a entretenu une correspondance soutenue avec son fils Henri, destiné à la prêtrise.

Serge Giguère a eu du flair en choisissant Muriel Dutil pour endosser le profil (en ombre chinoise) et la voix de sa mère : un des plus grands rôles de l’actrice lui ressemble, celui de Rosana Guillemette dans la pièce Le temps d’une vie, de Roland Lepage, évocation de la vie d’une femme de la campagne, traversant à la dure les 60 premières années du XXe siècle.

La mère du documentariste a vécu ses joies et ses peines avec quelques décennies de décalage, morte en 1975 après une existence de dur labeur marquée par une succession de grossesses qui vont lui donner 16 enfants (sans compter ceux morts en couche ou en bas âge). Serge Giguère, l’avant-dernier de cette immense fratrie, ignorait que ses premières images de cinéaste, celles de sa mère qui domine, par sa bonhomie, un réveillon du jour de l’An, seraient les dernières de cette femme, usée, qui s’éteindrait quelques mois plus tard.

Entre la fin des années 1940 et le début des années 1950, elle a entretenu une correspondance soutenue avec son fils Henri, destiné à la prêtrise, des lettres dont Serge Giguère a pris connaissance il y a peu de temps, prétexte pour renouer avec des frères et des soeurs à l’intimité variable, aux parcours de vie marqués par les choix de leurs parents, l’absence d’éducation ou le privilège des diplômes, mais toujours la débrouillardise face à la misère, au chômage et à toutes les surprises qui ponctuent le quotidien.

Ce sont ces détours, et ces marques du destin, qui intriguent Serge Giguère, celui qui depuis longtemps observe la grandeur des gens simples ou méconnus (Oscar Thiffault, Le roi du drum). Sans doute au contact de la cinéaste d’animation Martine Chartrand, à qui il rend hommage dans Le mystère MacPherson, voilà qu’il utilise les artifices du cinéma d’animation pour mieux décrire la complexité de son clan familial. À l’aide de la technique de l’animation en volume, les photos de ses parents, et de ses nombreux frères et soeurs, bougent dans des environnements qui illustrent les paysages de son enfance et ceux d’avant sa naissance, habile manière de masquer l’absence d’images d’archives.

Cet album de famille regorge de confidences et de silences embarrassés, Serge Giguère lisant aux autres des extraits de correspondance qui les concernent, observations et jugements d’une femme besogneuse, ingénieuse, au tempérament parfois intraitable, cachant mal ses préférences parmi ses enfants. Ces petites révélations provoquent larmes, soupirs, éclats de voix, mais aussi, et surtout, des réflexions attendries sur celle qui avait trop d’ouvrage pour se faire toujours aimante et diplomate. L’époque n’était pas à la négociation ni à l’égalité des chances, surtout pour les soeurs de Giguère, certaines ayant rêvé de poursuivre leurs études bien au-delà de la septième année.

À travers ce voyage parsemé de petites trouvailles visuelles et bercé par la voix pleine d’aplomb de Muriel Dutil, parfaite dans cet archétype de la matriarche canadienne-française, c’est tout un peuple, et tout un passé, que Serge Giguère revisite. Cet amoureux des grands espaces foule un sol qui l’émeut à plusieurs égards : celui de sa propre histoire, celle qui l’a conduit à faire du cinéma.

Les lettres de ma mère

★★★★

Documentaire de Serge Giguère. Québec, 2017, 86 minutes.