Daniel Day-Lewis interprète son ultime rôle dans «Le fil caché»

Le nouveau film de Paul Thomas Anderson multiplie les pistes de lecture étonnantes. L’une d’elles permettrait-elle d’expliquer la décision de l’acteur Daniel Day-Lewis de prendre sa retraite ? Avis de divulgâcheur : cette analyse n’évente aucune révélation mais aborde des enjeux sur lesquels, peut-être, certains cinéphiles ne voudront lire qu’après visionnement. S’en tenir, alors, à la critique en encadré.
Le fil caché sera le dernier film de Daniel Day-Lewis, a laissé savoir le principal intéressé plus tôt cette année. Étrange décision pour un acteur lauréat de trois Oscar qui a su, sa carrière durant, cultiver une aura d’exigence et de rigueur. Qu’il s’agisse d’une déclaration sincère ou d’un coup de bluff visant à obtenir une quatrième statuette (et ainsi égaler le record de Katharine Hepburn), le fait est que ce serait là une sortie de scène parfaite. D’une certaine manière, ce récit d’un couturier tout entier dévoué à son art fonctionne comme une allégorie de la manière notoirement intense du comédien d’aborder le sien.
Le film a été écrit et réalisé par Paul Thomas Anderson, que Day-Lewis retrouve dix ans après Il y aura du sang (There Will Be Blood). Que le cinéaste soit lui aussi un maniaque avéré du détail ne fait qu’ajouter une couche de sens à une oeuvre tout en sous-textes.
Détail intéressant toutefois, ce n’est pas le protagoniste qu’incarne la vedette que l’on rencontre d’abord dans Le fil caché (Phantom Thread), mais celle qui deviendra son épouse et qui se confie à un tiers personnage, procédé ouvrant sur une série de retours en arrière.
Elle s’appelle Alma, et c’est par son entremise, son point de vue, que l’on découvre Reynolds Woodcock (patronyme aux connotations freudiennes s’il en fut).
Il est le couturier le plus couru de Londres.
Une histoire de fantômes
Tôt dans l’intrigue campée au cours des années 1950, Reynolds relate à sa soeur Cyril, son bras droit, un rêve récent dans lequel leur défunte mère lui a rendu visite : « J’aime l’idée des morts qui restent près de nous ; ça ne m’effraie pas », conclut-il.

Le spectre maternel continuera de planer, au propre comme au figuré. D’ailleurs, Le fil caché est entre autres cela : une histoire de fantômes. Ceci n’est pas à prendre au sens littéral, car aucun événement surnaturel ne survient. Cela tient surtout à une ambiance, à cette lumière blafarde savamment forgée. Même lorsque des flammes rougeoient dans l’âtre de la demeure champêtre du couple, il s’en dégage une froideur mortifère.
« Il règne dans cette maison une atmosphère de mort tranquille », déclare au mitan Reynolds, qui dit vrai.
Aller voir Le fil caché ou pas? La réponse de François Lévesque.
Lorsqu’on fait sa connaissance, il travaille à sa prochaine collection et s’apprête à « remercier » sa dernière compagne, tâche ingrate dont s’acquittera sa soeur Cyril en ce qui semble être une routine établie (et où chacun trouve son compte). Parti se ressourcer à la campagne, Reynolds remarque dans une auberge une jeune serveuse élancée aux manières un peu gauches : Alma.
S’engage alors une joute de séduction à l’issue de laquelle Alma deviendra la nouvelle muse du grand couturier.
L’ombre de Rebecca
Durant les deux tiers du film environ, Anderson propose ce qui est essentiellement une variation de Rebecca, de Daphne Du Maurier, roman adapté en 1940 par Alfred Hitchcock, autre cinéaste méticuleux s’il en fut et autre fantôme dont la présence se fait sentir durant le film. Dans Rebecca, une jeune femme raconte comment, demoiselle de compagnie sans le sou, elle fit la connaissance d’un riche noble qui l’épousa et l’emmena dans son manoir où la gouvernante, obsédée par la première épouse décédée, lui rendit la vie impossible.
Ici, Cyril devient la gouvernante, et la défunte mère tient lieu de feue Rebecca, ce modèle féminin auquel l’héroïne peine à se mesurer.
C’est ensuite que Paul Thomas Anderson se distingue. Au troisième acte, un retournement dont on taira la teneur transforme ce qui était jusque-là un magnifique exercice référentiel en une oeuvre autonome d’exception.
Illusion de contrôle
Lors de l’un de leurs premiers échanges, Alma prévient Reynolds que, s’il croit pouvoir lui faire baisser les yeux, il se trompe. En réalité, rien n’échappe au regard d’Alma qui, on le comprend graduellement, étudie Reynolds et Cyril. Dans cette « maison de poupée » qui tient lieu de vie sentimentale à Reynolds, c’est désormais Alma qui tire les ficelles. Pourtant, Reynolds croit tout contrôler, tout le temps, alors qu’il n’est rien sans une femme pour le garder sain d’esprit — sa soeur, le souvenir de sa mère.
Des rôles que s’approprie donc Alma, auxquels elle ajoute celui d’amoureuse, devenant ainsi indispensable à Reynolds en une relation de codépendance sadomasochiste vraiment fascinante à décortiquer. Là encore, on ne précisera pas en quoi, mais on dira simplement, et pour demeurer dans les influences de cinéastes épris de perfection, qu’il est des moments tardifs où l’on songe au chant du cygne de Stanley Kubrick, Les yeux grand fermés (Eyes Wide Shut). Dans les deux cas, l’homme s’y perçoit comme tout-puissant avant d’être réduit à l’impuissance par la femme qu’il a sous-estimée ou tenue pour acquise.
Rapport de force
Le corollaire de cela est qu’en définitive, le personnage le plus fort, dramaturgiquement, est Alma, et non Reynolds. L’ambiguïté et les facettes inattendues que révèle l’actrice Vicky Krieps, remarquable dans un rôle qui aurait pu être injouable, ne cessent de surprendre. Monstre de misogynie, Reynolds s’est fait une profession d’objectiver les femmes, et ce, dans tous les sens du terme. Avec Alma, le rapport de force s’inverse, sourdement, alors que le mâle alpha est éclipsé de sa propre histoire (Day-Lewis en aurait-il pris ombrage ?).
Mais n’est-ce pas Alma qui raconte ?
Qui plus est, l’arc du personnage de Reynolds l’amène à une forme d’infantilisation. Cette régression apparaît, pour le compte, parfaitement logique pour un homme obnubilé par sa mère, idéal auquel Alma aura su se substituer d’abord à l’insu de Reynolds, puis avec sa bénédiction. D’où la notion de codépendance sadomasochiste.
Une vision de soi
Au magazine W, Daniel Day-Lewis a confié avoir décidé de se retirer du jeu juste après le tournage du film de Paul Thomas Anderson. Cryptique, il a expliqué :
« Paul et moi avons beaucoup ri avant de faire le film. Et puis nous avons arrêté de rire parce que nous avons tous deux été terrassés par un sentiment de tristesse. Ça nous a pris par surprise : nous n’avions pas réalisé ce à quoi nous avions donné naissance. Ç’a été dur de vivre avec ça. Ce l’est toujours. »
Était-il prévu que le protagoniste, dans sa débâcle psychologique et physique, perde autant en stature ? Pour le spectateur, Reynolds n’en est que plus intéressant, mais qu’en fut-il pour l’acteur ?
Et c’est sans parler de ce constat, terrible, que l’absolu auquel aspire Reynolds réside finalement ailleurs que dans son perfectionnisme. Son interprète ne jurant que par cela, une telle prise de conscience fut-elle trop difficile à encaisser ?
Est-ce là ce qui a tant ébranlé — attristé — Daniel Day-Lewis ? On ne le saura sans doute jamais. Quoi qu’il en soit, on espère qu’il s’en remettra.
Et qu’il se ravisera.
Critique du film «Le fil caché»

Habitué de changer de compagne au gré de ses collections, Reynolds Woodcock (Daniel Day-Lewis, d’une belle et trop rare intériorité), un couturier célèbre, voit la rigidité de son existence perturbée par une nouvelle muse opiniâtre : Alma (Vicky Krieps, une révélation), aussi narratrice du récit. S’engage alors une passionnante joute psychologique à laquelle participe la sœur de l’artiste, qui couve la nouvelle venue d’un œil sibyllin. Porté par une mise en scène aussi élégante et précise que le sont les toilettes créées par Reynolds, ce huitième film de Paul Thomas Anderson (Magnolia) se prête à maintes interprétations avec son identité polymorphe, qui va du drame sentimental à l’étude de mœurs en passant par le thriller psychologique. L’intrigue, en fait, est à l’image d’Alma, qui laisse entrevoir une complexité quasi sans fin. Qu’elle s’avère au bout du compte — de son conte — l’héroïne de l’histoire n’est que l’une des nombreuses surprises que réserve cette œuvre sublime.
François Lévesque