«Le sacrifice», ou le testament prescient de Tarkovski

Le père et le fils plantent un arbre au début du film «Le sacrifice».
Photo: Mosfilm Le père et le fils plantent un arbre au début du film «Le sacrifice».

Après l’énorme succès qu’a connu sa présentation de Stalker ce printemps, le Cinéma du Parc ramène Andreï Tarkovski avec, cette fois, Le sacrifice, chant du cygne projeté du 5 au 10 janvier.

Le 29 décembre 1986 décédait à Paris le cinéaste russe Andreï Tarkovski. Quelques mois auparavant à peine, son dernier film, Le sacrifice, avait pris l’affiche en Europe. Récit de fin du monde sur fond de questionnement religieux, Le sacrifice se voulait plus linéaire, plus accessible sur le plan de la dramaturgie que ses longs métrages précédents. Cela, tout en conservant une qualité poétique. En revisitant le film à la lumière des écrits du cinéaste avant, pendant et après le tournage, on est non seulement frappés par sa dimension autobiographique, mais aussi par sa prescience.

La genèse du Sacrifice débuta par un renoncement. Après des années d’efforts vains, Tarkovski dut en effet abandonner son projet d’adaptation de L’idiot, de Dostoïevski. Dans son journal, il écrivit, le 10 novembre 1980 : « Je voudrais faire autre chose. Je voudrais faire : un écrivain à qui on a diagnostiqué une maladie mortelle. »

Il faut savoir qu’à ce stade précoce du développement du Sacrifice, initialement intitulé La sorcière, Tarkovski attendait diverses autorisations de Moscou pour pouvoir éventuellement tourner en Italie le film Nostalgie, dont le protagoniste est justement un écrivain.

Planter un arbre

Photo: Ralph Gatti Agence France-Presse Andreï Tarkovski en 1983

Le sacrifice se transforma considérablement après que Nostalgie eut été terminé. L’écrivain devint un ex-acteur, et la maladie se mua en apocalypse (menace qui planait déjà dans Nostalgie). Campée dans une maison au bord de la mer, l’œuvre telle qu’on la connaît relate l’éveil spirituel d’Alexandre, cet ancien comédien reconverti en critique qui explique d’office ne pas croire en Dieu. Vivent avec lui son épouse actrice, qui le trompe, et leur fils rendu temporairement muet par une opération.

Après que père et fils eurent planté un arbre, acte éminemment solennel, l’anniversaire du premier est perturbé par l’annonce d’une guerre nucléaire.

Le titre renvoie à une promesse qu’Alexandre fait à Dieu dans l’espoir qu’il empêche l’hécatombe.

Le sacrifice fut écrit pendant que Tarkovski vivait en exil avec sa seconde épouse, l’actrice Larissa Tarkovskaïa. Six années durant, il lui fut impossible de voir son fils Andriouchka, né de son premier mariage et resté en URSS faute de pouvoir obtenir un visa.

Moscou craignait, sinon, que Tarkovski ne rentre pas au pays.

Émouvants parallèles

Sachant cela, ouvrir Le sacrifice par une scène où le père parle à son fils, qui ne peut communiquer en retour, prend, au-delà de la charge symbolique, une forte valeur émotionnelle. Puis, on repense à ce court passage du journal de Tarkovski lors duquel il mentionne avoir reçu une lettre d’Andriouchka, mais ne pas avoir la force d’en prendre connaissance : un fils écrit, un père ne peut lire. Les parallèles émeuvent.

« Quelle société inhumaine que celle qui divise les familles sans la moindre pitié, dans le seul but de garder des otages. Et ce sera de pire en pire, c’est clair. Mais ce qui est clair aussi, c’est que Dieu nous conduit », consigna-t-il le 25 février 1983 après avoir rédigé un synopsis du Sacrifice aux fins de financement.

Lequel fut réuni — non sans peine — par la productrice Anna-Lena Wibom, avec qui Tarkovski faillit tourner Hamlet en lieu et place du Sacrifice. Avec son prince qui, à la suite de la visite du fantôme de son père assassiné, fomente une vengeance contre son oncle usurpateur, la tragédie de Shakespeare n’aurait pas déparé la filmographie de Tarkovski. Un fils et un père séparés, de la politicaillerie : le cinéaste put bien se sentir interpellé. Mais comme celle du roman de Dostoïevski, cette adaptation ne vit jamais le jour.

Un artiste authentique

Le sacrifice prit forme de manière typiquement ardue pour Tarkovski, qui ne se bornait pas aux seules motivations de ses personnages, mais aux siennes propres également. En cette occasion précise, il s’interrogea sur les implications profondes de sa pratique, sur la raison d’être de celle-ci… Le 22 mai 1983, il se demanda : « Qu’est-ce que la création ? La certitude. Quand on dit “certitude”, on entend que des erreurs l’accompagnent. Les erreurs… donc le mensonge ? Non, car d’une part, les erreurs ne sont pas toujours du mensonge, et d’autre part, pour éviter les erreurs, l’art n’opère pas par la vérité, mais par l’image de la vérité, des images de la vérité. »

Paternité spoliée, quête de sens, et « Dieu qui conduit » : tel fut le contexte de création du Sacrifice, et tels sont les trois grands axes interprétatifs du film. Tourné sur une période de 55 jours sur l’île de Gotland, en Suède, Le sacrifice connut une production difficile, mais bénéficia toutefois de l’apport de plusieurs collaborateurs de l’ami Ingmar Bergman, dont le directeur photo Sven Nykvist, la directrice artistique Anna Asp et le comédien Erland Josephson.

Maladie et augures

Dans son journal, les allusions à d’intenses douleurs et autres courbatures inexplicables se multiplièrent. Puis, le diagnostic tomba : cancer des poumons en phase terminale. Ainsi, alors même qu’il envisageait d’en affliger le protagoniste du Sacrifice, le cinéaste était d’ores et déjà grugé par la maladie à son insu.

Le 12 avril 1986, au sixième jour de ses traitements de chimiothérapie, il écrivit : « Si la vie suit pas à pas les idées qu’on exprime, elles ne vous appartiennent plus, elles sont des messagères que l’on reçoit et que l’on transmet. Dans ce sens, Pouchkine a raison de dire que chaque poète, chaque artiste authentique est un prophète — indépendamment de sa volonté. »

Le 30 avril, on peut lire : « Hier ou avant-hier, il y a eu un accident à la centrale atomique de Tchernobyl, en Ukraine. Les parois du réacteur fondent, le graphite brûle ; on évacue toute la région, à 70 kilomètres au nord de Kiev. Un énorme nuage radioactif s’est dirigé vers le nord et il a atteint hier la Norvège et la Suède… »

Dans la foulée, Tarkovski, à l’instar du personnage d’Alexandre, pria Dieu pour son fils, celui-ci enfin sorti de Russie.

Liés spirituellement

Quelques semaines plus tard, Le sacrifice fut dévoilé à Cannes. Un habitué de la Croisette, Tarkovski, affaibli, ne put s’y rendre cette fois-là. Lorsque son film remporta le Grand Prix, c’est Andriouchka, 16 ans, qui alla chercher la récompense en son absence. Bouleversé, le cinéaste confia à son journal après avoir vu la retransmission de la cérémonie : « Aujourd’hui, je l’ai vu pour la première fois sous les traits d’un jeune homme adulte et indépendant. Quel sera son destin ? […] Je voudrais être pour lui davantage qu’un père aimant — un ami fidèle. Nous sommes, lui et moi, liés spirituellement, et je sens, je sais, qu’il est mon unique héritier, la continuation de moi-même. Cela me donne la force d’accepter ma destinée, quelle qu’elle soit. »

« N’aie pas peur »

Sept mois à peine après avoir écrit cela, le cinéaste mourut à l’âge de 54 ans, peu avant le Nouvel An, sa fête favorite. À défaut d’avoir eu le temps d’accompagner son fils comme il l’aurait voulu, Andreï Tarkovski lui légua un enseignement fondamental par le truchement de leurs alter ego cinématographiques.

Et le père de dire à son fils, qui se love contre lui : « N’aie pas peur. La mort n’existe pas. Non, il y a la peur de la mort, et c’est une peur affreuse. Parfois, elle pousse les gens à faire des choses qu’ils ne devraient pas. Mais combien les choses seraient différentes si seulement nous pouvions cesser de craindre la mort. »

On imagine difficilement plus beau testament que Le sacrifice.

Hommage au maître

La filmographie d’Andreï Tarkovski, qui ne compte que sept fictions et un documentaire, regorge de séquences marquantes. L’une d’elles survient vers la fin du Sacrifice, alors que le protagoniste (Erland Josephson) incendie sa maison. Admirateur du maître russe, le cinéaste québécois Denis Villeneuve lui a rendu un très bel hommage dans Blade Runner 2049. Lorsque K (Ryan Gosling) détruit la maison d’un réplicant qu’il a été chargé de « retirer » de la circulation, les images du brasier rappellent sans équivoque celles du Sacrifice.

Bladerunner 2049


(Sony Pictures)

Le Sacrifice


(Mosfilm)



À voir en vidéo