«Ta peau si lisse» — Ceci n’est pas un documentaire

Depuis son premier long métrage, Les états nordiques (2008), où un Montréalais se réfugiait à Radisson après avoir soulagé sa mère de ses souffrances, Denis Côté (Curling, Vic + Flo ont vu un ours) se plaît allègrement à tordre le réel, à jongler de manière ludique avec les codes du documentaire et de la fiction.
Dans Carcasses (2010), portrait atypique d’un truculent ferrailleur, de jeunes trisomiques prenaient d’assaut le territoire du personnage central, faisant basculer le documentaire de plain-pied dans la fiction. Il en allait ainsi dans Que ta joie demeure (2014), où des acteurs se confondaient dans la masse des travailleurs d’une usine.
Les uns détestent, les autres adorent, et rares sont ceux qui restent de glace devant chacune des propositions radicales et personnelles de l’ex-critique de cinéma. Avec Ta peau si lisse, où il met en scène six culturistes, Denis Côté divisera, une fois de plus, tant la critique que le public. Quand ce réalisateur s’attelle à un sujet quelconque, il ne faut pas s’attendre à ce qu’il prenne le spectateur par la main et lui dévoile tout ce qu’il connaît.
Au contraire, après s’être amusé à le désarçonner d’une scène à l’autre, avec sa coutumière et irrésistible effronterie, Denis Côté l’abandonnera à son sort, le temps de préparer une autre oeuvre en réaction à la précédente, en réaction à la réception du public. Vous voulez tout connaître du culturisme ? Passez votre tour ! Vous avez envie de perdre vos repères ? Allez-y !
Denis Côté connaît peu de choses sur le culturisme. Et loin de lui l’idée d’en apprendre sur cet univers, pas plus que de nous renseigner un tant soit peu sur le sujet. Quelle est l’idée alors ? Celle de jouer, une fois de plus, avec le langage cinématographique. Et ça, les cinéastes qui s’y adonnent ne sont pas légion. Et pour un cinéphile exigeant, ça n’a pas de prix.
Avec la complicité du directeur photo François Messier-Rheault (Le bruit des arbres de François Péloquin), Côté approche tout doucement la caméra des corps des six culturistes qu’il met en scène, comme s’il les caressait avec une certaine pudeur. Par endroits, l’inusité des angles rappelle avec bonheur Bestiaire — non pas que le réalisateur traite ses sujets comme des bêtes de zoo !
Au gré du montage tout en subtilité de Nicolas Roy (Le torrent de Simon Lavoie), le cinéaste maintient une distance saine et respectueuse entre ces armoires à glace, quasi mutiques, et le spectateur, alors qu’il brouille sagement les frontières entre la réalité et la fiction. Au spectateur de découvrir, ou pas, quand ce qu’il voit est arrangé par le gars des vues.
Alors qu’entre en scène chacun de ces hercules des temps modernes, le spectateur sera peu à peu envahi par l’émotion et balancera au vestiaire ses a priori sur l’univers du culturisme. Tandis qu’il attendra que Denis Côté le décontenance avec un coup de théâtre de son cru, il ne pourra que s’incliner d’admiration devant la discipline de ces athlètes de haut niveau, tout en se perdant en contemplation devant cette peau si lisse. Somme toute, un ovni d’une sensualité déconcertante où planent une tension palpable et une envahissante mélancolie.