Festival de Cannes: François Ozon et son double

Sous son visage lisse, tout sourire au Palais, il cache des abîmes que sa bonne mine peine à colmater. Je ne suis pas tel que vous le croyez, semble dire le cinéaste français, mes personnages non plus, ni vos proches, au fait. D’ailleurs, connaissez-vous vraiment leurs vrais visages ? Son regard flotte puis pétille. Si tous les festivals accueillent ses films, Cannes demeure son plus beau terrain de jeu.
Face aux journalistes, François Ozon dévoile la mécanique de ses mystères : « J’aime brouiller les frontières pour amener le spectateur à s’interroger sur la nature des images. Sous une scène fantasmatique, n’y a-t-il pas une vérité qui dérange ? »
Le ton de L'Amant double est donné : traversez la galerie des glaces d’abord, puis tentez d’en réchapper. L’audacieux maître d’oeuvre se sent double de concert et prétend l’assumer.
Il tourne plus vite que son ombre, filant tout droit à contresens de l’opus précédent. Son Frantz était un coup de maître dans le dédale du drame historique, cet Amant double, une tribune de virtuosité cinématographique, qui multiplie les effets de style à s’en griser. Chacun de ses films ouvre des trappes dans lesquelles le spectateur peut à tout moment tomber, avec des personnages ni tout à fait eux-mêmes ni tout à fait autres, pour paraphraser Verlaine.
C’est son 17e film en même pas 20 ans, son troisième en compétition à Cannes après Swimming Pool et Jeune et jolie. Et il mériterait bien pour une première fois de repartir primé. Cette délirante plongée dans une psyché tordue devrait plaire au président du jury, Pedro Almodóvar.
« J’aime filmer. Un film par an, c’est mon rythme, admet-il. L’amant double est mon oeuvre la plus ludique. C’est intéressant d’aller dans plusieurs directions, pour qui n’aime pas se répéter. Après Frantz, j’ai eu envie de pousser les curseurs un peu plus loin. »
S’inspirant d’un roman de l’Américaine Joyce Carol Oates publié sous pseudonyme, ce thriller psychologique et érotique très maîtrisé est porté par une mise en scène d’inventivité constante.

L’interprétation statique de Marine Vacth (déjà dirigée dans Jeune et jolie) constitue une invitation aux renvois de fantasmes. La voici en femme névrosée qui prend des jumeaux identiques psychothérapeutes aux caractères opposés comme amants (Jérémie Renier, formidable en deux temps, surtout en mode brutal). La mère absente se voit campée par une Jacqueline Bisset qui impose son énigmatique froideur du premier revers de cil.
Dans le sillage de Dead Ringers
L’Amant double semble un rejeton de Dead Ringers du Torontois David Cronenberg (1988), là où deux jumeaux gynécologues (Jeremy Irons) s’amourachaient d’une même femme (Geneviève Bujold). Le Vertigo d’Hitchcock n’est pas loin non plus, ni l’ombre double du Persona de Bergman, sur accents du Mulholland Drive de David Lynch. Il y avait un danger pour Ozon à plonger en des eaux où des maîtres ont nagé. Mais son approche est moderne, érotique, trépidante et amusée, « ozonienne » à plein nez.
Place au thème des jumeaux cannibales, quand un foetus prend le pas sur l’autre dans le ventre maternel. Le suspense naît de tous ces va-et-vient entre les gémellités.
Ici, Chloé a mal au ventre, pour des causes psychosomatiques, lui dit-on. Son mal-être la ronge, d’où sa frigidité. Elle se fait traiter par Paul qui finit par lui avouer sa flamme. La voilà débarquée chez lui avec ses maigres effets et une cage de chat. Le nouveau compagnon de vie n’aime guère le matou de sa belle. C’est déjà douteux. Paul, qui a changé de patronyme, lui cache surtout l’existence du jumeau amoral qu’il a renié. Elle fouille, enquête, le retrouve. Son frère est violent, dangereux, vraie bête de sexe, qui s’empresse de le lui prouver. L’autre joue la carte du tendre, du moins à moitié. Le bon et le mauvais jumeau se confondent. Lequel est le plus pervers ? Sur cette confusion des rôles, Ozon tisse avec délectation sa toile d’araignée.
L’amant double est mon œuvre la plus ludique. C’est intéressant d’aller dans plusieurs directions pour qui n’aime pas se répéter.
Portes coulissantes
Il adore filmer de front des scènes sexuelles en fouillant les âmes au détour, met ses héros à nu. Épatant, ce plan d’ouverture, alors que le sexe de la femme se confond bientôt avec ses yeux. Tout le vertige du film, tourné en numérique, entre réalités et onirisme, repose sur ses audaces visuelles et une trame musicale mystérieuse et inspirée. Les gags visuels sur les chats abondent, drôles et inquiétants, dans une action de faux semblants, de mises en abyme. Une corpulente voisine aux passions taxidermistes n’apparaît pas trop casher non plus, mais sa bonhomie factice provoque nos meilleurs rires. Ajoutez des figures anatomiques grotesques et effrayantes dans le musée où travaille l’héroïne. Les symboles se multiplient à l’envi, des miroirs sont fracassés, des moments d’horreur font frémir les âmes sensibles.

Ozon flirte avec le gore. Mais le Festival de Cannes s’éclate à travers les genres de toute façon, avec incursions de fantastique à toutes les sauces et trappes d’épouvante ouvertes puis refermées.
Tout n’est que portes coulissantes ici. Almodóvar qui s’était insurgé haut et fort devant nous le premier jour contre Netflix, en se promettant de ne pas palmer les deux oeuvres issues de cette tribune (mais recula depuis), se serait-il converti à la cause ennemie ? Le média espagnol Fotogramas rapporte que le cinéaste de Tout sur ma mère se prépare à tourner une série pour Netflix dans la lignée de ses films choraux destinés au grand écran… ce que sa maison de production s’est empressée de dénier. Ça sent la « fake news », tout en s’offrant le mérite de bien nous amuser.
Odile Tremblay est à Cannes à l’invitation du Festival.