Les mères gigognes d’Almodóvar

Le plus récent opus de Pedro Almodóvar, Julieta, n’a pas électrisé la presse cannoise le printemps dernier. Une fois la poussière et les paillettes retombées toutefois, le film a reçu d’excellentes critiques en sortie régulière, dont cinq étoiles dans The Guardian, aboutissant même dans le palmarès de fin d’année des Cahiers du cinéma. Le film prend enfin l’affiche au Québec. S’il en séduira plusieurs avec sa plastique superbe et ses qualités dramaturgiques remarquables, Julieta plaira tout particulièrement aux cinéphiles qui placent Tout sur ma mère et Volver parmi leurs favoris du cinéaste. En effet, ce dernier n’en a ici de nouveau que pour la mamá.
La figure de la mère est apparue très tôt dans la filmographie de Pedro Almodóvar, mais davantage en tant que personnage secondaire (voir par exemple Talons aiguilles et La fleur de mon secret). Puis, vint en 1999 Tout sur ma mère. Manuela (Cecilia Roth), y perd son fils adolescent vers le début du film, dans un accident, à Madrid. Un drame qui la pousse à retourner à Barcelone, ville de son « passé » où elle renoue avec d’anciennes accointances et où elle forge de nouvelles amitiés, notamment avec Rosa, une jeune nonne enceinte et séropositive (Penélope Cruz). C’est également à Barcelone que réside le père de son défunt fils, un être de l’ombre qui constitue le plus important secret de la vie de Manuela. Lorsque Rosa meurt en couches, Manuela adopte son bébé.
Chez Almodóvar, la pulsion de vie a toujours le dessus malgré l’omniprésence de la mort.

Porteuses de secrets
Après le magnifique et grave Parle avec elle et l’inégal, mais fascinant, La mauvaise éducation, sortit Volver, oeuvre pétulante, sensuelle, et délicieusement alambiquée. Penélope Cruz est de retour, cette fois dans le premier rôle, celui de Raimunda, mère de Paula et veuve de Paco que la seconde vient de poignarder après qu’il eût tenté de la violer. En parallèle, la soeur de Raimunda, Soledad, compose avec le choc du retour soudain de leur mère Irene, que toutes deux croyaient morte.
Une fois de plus, les mères — Irene autant que Raimunda — portent chacune leur lot de secrets. Et de nouveau, la figure du père est associée au malheur, à la mort, face à la force vitale qu’incarnent les premières.
C’est d’ailleurs un père hanté et fou qui est l’antagoniste dans le brillant La peau j’habite, auquel succéda le déjanté Les amants passagers, plus proche, dans le ton, des oeuvres de jeunesse d’Almodóvar.

Protagoniste redessinée
Après ce détour nostalgique du côté de sa folle jeunesse, Julieta (voir la critique en encadré) marque un retour assumé à la maturité, ainsi qu’à la maternité, pour l’auteur. La femme du titre (Emma Suárez) a elle aussi subi la perte de son enfant, sa fille unique (Adriana Ugarte). À la différence que celle-ci n’est pas morte, mais a coupé les ponts, sans fournir à sa mère la moindre explication.
Évidemment, maman cache un secret qui ouvre sur d’autres secrets. Alors qu’elle se raconte en une longue confession écrite, Julieta, et derrière elle, le cinéaste, déploie une structure gigogne à l’intérieur de laquelle les contours de la protagoniste se redessinent au gré des révélations, une mère en cachant systématiquement une autre.
Librement inspiré de nouvelles de l’auteure Alice Munro, le 20e long métrage d’Almodóvar se voulait, de l’aveu du principal intéressé, différent de ses prédécesseurs de par son absence totale d’humour.

À chacune sa vérité
Pour autant, on retrouve dans le récit plusieurs leviers dramatiques chers au cinéaste, à commencer par une protagoniste rongée par un vide. Dans Tout sur ma mère, Manuela trouve un second souffle après la mort de son fils, puis redevient mère. Le vide en question ne sera jamais comblé, mais il sera de moins en moins abyssal.
Volver voit quant à lui Raimunda consumée par une vieille rancoeur vis-à-vis de sa propre mère, Irene, qu’elle croit décédée. Là encore, le retour inopiné d’Irene finit par apporter à l’héroïne une plénitude relative.
Julieta, pour sa part, y va de cette réflexion au sujet de sa fille : « Ton absence remplit ma vie et la détruit. » Or, ladite absence étant une fois de plus liée à des informations trop longtemps tues, le malentendu délétère se dissipe dès lors que la vérité éclate.
Après avoir été prisonnières de leurs secrets, les trois mères se libèrent en les révélant. En se révélant.
Bande annonce de Julieta
Bande annonce de Volver
Bande annonce de Tout sur ma mère

★★★★
Espagne, 2016, 96 minutes. Mélodrame de Pedro Almodóvar. Avec Emma Suárez, Adriana Ugarte, Daniel Grao, Inma Cuesta, Rossy de Palma.
Un jour, Antia, 19 ans, a quitté l’appartement de sa mère Julieta et, sans un mot d’explication, a coupé les ponts. C’est dans une ultime tentative pour comprendre ce qui s’est brisé entre elles naguère qu’une douzaine d’années plus tard, Julieta s’installe à son bureau et commence à noircir les pages d’un cahier. Flirtant avec la tragédie, Julieta multiplie les révélations au gré d’un récit foisonnant. À cet égard, rarement le cinéaste madrilène a-t-il joué du procédé de mise en abîme avec autant de virtuosité. Tandis que la protagoniste narre — et revit — son passé, d’autres personnages y vont de leurs interventions, jetant un éclairage inédit sur le drame qui ne cesse de se reconfigurer. Transposant (de nouveau) des éléments de suspense hitchcockiens dans un contexte de mélodrame, l’auteur étoffe et humanise le mystère inhérent à la prémisse. Passionnante, l’intrigue se clôt sur une fin ouverte d’autant plus satisfaisante que tout du long, c’est la fermeture inexpliquée de sa fille qui aura consumé l’héroïne, une autre mère mémorable imaginée par Almodóvar.