L’art de respecter la pulsion

Établi en arts visuels et en littérature, Marc Séguin poursuit son exploration des possibles créatifs avec le film Stealing Alice, dévoilé le 7 octobre au Festival du nouveau cinéma.
La plupart des cinéastes, sitôt leur film terminé, n’ont qu’une envie : le montrer. Il y a la fierté, mais aussi le désir de communiquer une idée, un propos. Sachant cela, on s’étonne que le peintre et écrivain Marc Séguin eût envisagé de garder pour lui Stealing Alice, son tout premier long métrage présenté vendredi au FNC, et ayant ceci de particulier que son auteur insiste pour dire qu’il n’est pas cinéaste.
Pourtant, ce film, Marc Séguin ne l’a pas uniquement écrit et réalisé : il l’a produit de sa poche, avec un peu d’aide privée et le concours in extremis d’une poignée d’entreprises. Et il y a cette distribution pas piquée des vers : Fanny Mallette, Elisapie Isaac, Denys Arcand, Fabien Cloutier…
« J’avais promis aux comédiens de tourner un beau film, et une fois passé le visionnement d’équipe, c’était promesse tenue. Je comptais m’en tenir à ça, mais mes collaborateurs — Fanny, Denys — m’ont traité de cave en me disant que je devais le montrer. Ils avaient raison, car toute création est un geste vers l’autre. Comme artiste, tu veux que ce geste soit reçu, mais dans de bonnes conditions. Le compromis auquel je suis arrivé avec le film, c’est quelques projections choisies à travers la province. Une distribution classique n’était de toute façon pas possible : les distributeurs que j’ai rencontrés m’ont tenu de ces discours, du genre “ton film a pas de héros : faudrait revoir ça”. On ne parlait pas la même langue. »
Mouvances créatrices
Marc Séguin est de ces peintres dont on connaît le nom hors des cercles des initiés. Depuis la fin des années 1990, il a souvent fait parler de lui, sa démarche artistique ayant eu l’heur de frapper l’imaginaire. L’iconographie y est choc, certes, avec images de guerre, de terroristes, d’obèses dénudés, mais aussi empreinte d’une fascination pour la nature, avec orignaux et hommes empanachés de couleurs.
Lorsque le peintre s’est fait romancier, c’est ce second volet qu’il a sollicité. Prix littéraire des collégiens, La foi du braconnier porte un titre évocateur. C’est toutefois à son troisième roman, Nord Alice, que l’on pense le plus durant Stealing Alice. Il y a le prénom, un rappel de son obsession pour Alice au pays des merveilles, et les thèmes.
Dans les deux cas, on suit une femme inuite déracinée sur fond de quête des origines.
Focalisation renouvelée
Si Nord Alice était conté du point de vue du mari blanc, Stealing Alice privilégie celui de la principale intéressée devenue métisse dans ce qui s’apparente à une variation inédite autour de thèmes et de motifs récurrents. Il s’agit d’un changement de focalisation intéressant pour Marc Séguin qui, en littérature, a toujours eu des hommes pour protagonistes.
Ainsi cette Alice-ci (Fanny Mallette) est-elle marchande d’art, mais surtout voleuse d’oeuvres. Depuis l’enfance sourd en elle un désir de vengeance. Dans sa mire : le prêtre qui naguère veilla à l’acculturation de sa mère inuite, annihilant son héritage ancestral. « C’est de racines dont on a besoin. J’aimerais ça appartenir à la terre, au sang », déclare Alice à sa demi-soeur.
Martha Flaherty, petite-fille de l’auteur de Nanook of the North, Robert Flaherty, incarne leur mère décédée qu’Alice continue de voir.
Manières d'histoires
Qu’il tienne un pinceau, une plume ou une caméra, Marc Séguin s’adonne à cette activité vieille comme le monde : raconter une histoire.
« Un tableau raconte une histoire, oui, acquiesce-t-il. C’est un langage fait d’images, qui a ses codes. Le roman, c’est d’autres codes, au-delà des mots. Tu dois accompagner le lecteur page par page. Le lecteur ne peut pas commencer le livre n’importe où ; même si tu déconstruis le récit, tu n’as pas vraiment le choix d’avoir une forme de structure. Le cinéma, ça peut être très structuré aussi, mais dès que tu veux sortir des carcans narratifs, c’est un langage qui se prête bien à l’expérimentation. »
Marc Séguin décrit chaque oeuvre en devenir comme une pulsion qu’il affirme devoir « respecter ». « Y’a certaines histoires qui s’imposent comme un tableau, ou comme matière à roman. Celle de Stealing Alice, c’était un film. Ça ne pouvait être qu’un film. »
Entre Montréal, New York, L’île-aux-Oies, Venise et Kuujjuaq, des références visuelles à Turner, Hammershoi…
Parcelle d’éternité
Outre celui des origines, le thème le plus prévalent dans Stealing Alice est celui de la mortalité de l’homme face à l’immortalité de l’art. Une opposition qui se trouve au coeur des préoccupations artistiques de Marc Séguin. « Ce n’est pas pour rien qu’on appelle “conservateurs” les gens qui travaillent dans les musées. Il y a quelque chose de rassurant dans le fait de pouvoir aller au musée, admirer un Géricault, et se dire qu’il existe depuis 150 ans. »
Retenue par l’Histoire, chaque oeuvre devient une parcelle d’éternité témoignant de ce que fut l’humanité à un moment donné. « Comme créateur, tu n’as aucun contrôle sur ce qui te survivra — si quelque chose te survit. Mais j’ai cette naïveté de croire que ce qui est bon et sincère va durer. C’est pour ça que c’est tellement important de suivre son instinct en création, de respecter la pulsion. »
Parce que celle-ci émane d’un endroit honnête et unique ; original, en somme.
On songe alors à l’héroïne de Stealing Alice, qui ne suit pas tant les traces de ses ancêtres qu’elle fait son propre chemin. À l’instar de Marc Séguin.
