L’esthétique d’Emmanuel Briffa

Cette série fait revivre quelques-unes de nos prestigieuses salles de cinéma d’antan. Aujourd’hui, replongeons-nous au temps où un peintre décorateur de Malte a fait régner la beauté et l’élégance dans les salles obscures de Montréal.
À la fin des années 1980, en circulant rue Saint-Denis, le photographe Jérôme Labrecque constate que le Rivoli, érigé en 1926 entre Jean-Talon et Beaubien, est placardé. Il se rend alors à la porte du chantier où un homme d’âge mûr lui confirme que ce cinéma ayant fermé ses portes en 1982 sera démoli. Labrecque lui demande alors s’il peut y ramasser quelques éléments décoratifs.
L’homme lui répond sèchement : « Ces vieux théâtres représentent l’impérialisme culturel dans lequel ma génération a grandi et j’ai le pouvoir, aujourd’hui, de les faire disparaître. Alors non, il ne reste plus rien, tout est parti au dépotoir, loin et creux. À bon entendeur, salut ! »
Estomaqué, Jérôme Labrecque en discute avec un ami baby-boomer : « Quand j’avais 20 ans, tout ce qu’on avait envie de faire, c’était de raser les signes visibles d’une société colonisée, autant les vieilles maisons canadiennes, les églises que les vieux théâtres, tous des symboles d’à-plat-ventrisme culturel », lui confie-t-il.
Palaces disparus
Le Rivoli n’ayant pas été rasé, il abrite aujourd’hui une pharmacie. Avec cette attitude, il n’est pas surprenant que plusieurs des grands palaces aient disparu, gracieuseté de la firme torontoise Byron Bing, ou soient encore aujourd’hui à l’abandon et vandalisés. Il n’est pas étonnant non plus que l’oeuvre du peintre décorateur Emmanuel Briffa, né à Malte en 1875, mort à Montréal en 1955, soit méconnue.
Cet artiste, installé à Montréal en 1924 après avoir effectué plusieurs voyages en Amérique entre 1909 et 1912, a pourtant décoré 150 salles de cinéma en Amérique du Nord, dont 25 au Québec, dont le Rialto (1923), l’Empress (1927), l’Outremont (1928), le Château (1931) et le Snowdon (1937). On lui doit aussi le Capitol de Trois-Rivières (1928), aujourd’hui la salle J.-Antonio-Thompson, et le Granada de Sherbrooke (1929).
« Les théâtres de 1000, 2000 ou 3000 places sont victimes de leur grandeur, de l’époque où Montréal était la capitale économique du Canada. Ces théâtres sont très coûteux à préserver. À part des fonds gouvernementaux ou des projets immobiliers, que pourrait-on faire pour les sauver ? », demande Jérôme Labrecque.
Art profane et art sacré
C’est en 1987, au théâtre Corona (1912), qui serait le premier théâtre décoré par Briffa, que Jérôme Labrecque découvre son oeuvre ainsi que celle d’autres artisans venus d’Italie avec qui le Maltais a beaucoup travaillé, Ignaccolo, Carli, Petrucci et Nincheri, qui a aussi décoré le château Dufresne (construit entre 1915 et 1918).
« La troupe des Petites filles aux allumettes y ont fait des spectacles pour sauver des édifices patrimoniaux, dont une gare, une caserne de pompiers et ce vieux théâtre. En allant voir ce spectacle-là, je suis tombé de ma chaise. J’ai été grandement impressionné par cette grande beauté, l’harmonie des couleurs, l’atmosphère. »
Dès lors, Jérôme Labrecque va visiter le Loew’s (1917), le Palace (1921), renommé l’Allen en 1922, le York (1938) et l’Impérial (1913). Sur le rideau de scène d’amiante de l’Impérial, il découvre la signature de Briffa. Il s’intéresse alors aux recherches de Philip Dombowsky sur ce peintre, qui décora aussi des églises, dont l’église orthodoxe antiochoise St-George (1939-1940) rue Jean-Talon Est.
Comment un peintre de cinéma s’est-il retrouvé à peindre des lieux sacrés ? Grâce à ses bonnes relations avec la famille Lawand, prospères et influents paroissiens. Immigrants syriens, les Lawand fondèrent à la fin des années 1920 la chaîne Confederation Amusements Ltd, qui fut pendant une dizaine d’années la plus importante chaîne indépendante de Montréal avant d’être reprise par la United Amusement, qui marchait main dans la main avec Famous Players. Pour l’anecdote, Jérôme Labrecque aurait contribué à sauver les peintures de Briffa, qualifiées de « spaghetti art » par les paroissiens préférant l’art byzantin, en discutant avec le prêtre de l’importance de cet artiste.
Lumière méditerranéenne
Hormis sa sépulture au cimetière Côte-des-Neiges et une rue portant son nom à Rivière-des-Prairies, que reste-t-il de l’oeuvre d’Emmanuel Briffa ?
« Plus on le connaît, moins il reste de son oeuvre, constate Jérôme Labrecque. À sa mort en 1955, tout disparaît. Il n’a rien laissé ; il ne reste que deux photos de Briffa, l’une de sa jeunesse, l’autre pour une publicité pour l’Outremont qui lui a aussi servi en Alberta où il était très connu. Tout ce qu’il restait, c’était ses théâtres. »
Que reste-t-il de ses théâtres ? « À la suite de la destruction des théâtres de Montréal, le Capitol de Trois-Rivières a repris du rang. Ce qui est intéressant avec celui-ci, c’est qu’on a gardé l’intérieur intact et agrandi l’édifice autour. On a aussi conservé l’éclairage ; l’une des choses que Briffa faisait très bien, c’était l’atmosphère. Le théâtre Outremont a été restauré correctement, mais il lui manque son âme, soit l’éclairage du plafond. »
Peintre de la lumière, spécialiste du trompe-l’oeil, Briffa n’avait pas son pareil pour créer des roses et des bleus, selon Jérôme Labrecque : « L’Outremont, c’était un jardin d’après-midi ensoleillé méditerranéen, Les fleurs, les végétaux, les chérubins, tout ça était fait pour être vu sous une lumière très colorée. Le théâtre Granada de Sherbrooke, un joyau très important c’est le dernier théâtre dit atmosphérique. Il y a peint une rue d’Espagne, mais ce qui manque aujourd’hui, c’est qu’au plafond de la salle, il avait fait installer des appareillages où passaient des nuages et un avion. Quand la salle était plongée dans le noir, son dôme était étoilé. »
Le décès de Briffa survient quelque temps après l’apparition de la télévision, qui sonna le glas de l’ère des grands palaces qu’on cessa de construire. « La légende veut que le dernier théâtre qu’aurait décoré Briffa soit le théâtre Van Horne (1949-1984). Quand on se tient au coin de Van Horne et Côte-des-Neiges, on peut encore voir Van Horne inscrit sur un bout de mur », fait remarquer Jérôme Labrecque.