Nelly à coeur ouvert

« En faisant la biographie de quelqu’un qui venait de mourir, j’avais conscience de m’embarquer dans le projet le plus casse-gueule de ma vie, de me jeter dans la gueule du loup », confesse Anne Émond. Voir son film sur la romancière Nelly Arcan, qui s’est enlevé la vie en 2009, lancé ici au Festival international du film de Toronto (TIFF) en première mondiale la rendait nerveuse, forcément.
On la retrouve dans un hôtel du centre-ville, à l’ombre réelle de la tour du CN sur un balcon où l’air circule. Ça n’arrête pas ici. Anne Émond ne s’attendait pas à intéresser les journalistes canadiens-anglais avec la vie d’une écrivaine québécoise à leurs yeux inconnue. « Mais ça les a intéressés. Certains se sont commandé ses livres [traduits en anglais] sur Amazon. Moi, j’avais voulu faire ce film à coeur ouvert. »
La cinéaste raconte avoir travaillé un an sur le scénario d’un biopic classique sur l’auteure de Putain. Elle avait rencontré ses amis, ses proches, ses amants, son psychologue, lu tous ses livres, d’autant plus intéressée par cette femme fuyante que le drame du suicide traité dans son film Les êtres chers avait bouleversé sa propre vie de famille. « Mais mon scénario était ennuyeux, avoue-t-elle. Il y avait tout… sauf l’essentiel de sa personnalité excentrique. »
Anne Émond a tout repris à zéro, cherchant plutôt à déconstruire le portrait en différents visages de la jeune femme, se concentrant surtout sur l’âge adulte. « Cette énorme recherche initiale a servi au film. »
À la première de Nelly, la productrice Nicole Robert précisait avoir voulu adapter Putain du vivant de Nelly Arcan (de son vrai nom Isabelle Fortier). Sans y parvenir, et puis la romancière s’est suicidée. « J’étais effondrée », dit-elle. Plus tard, quelqu’un m’a dit : « Tu devrais faire un film sur Nelly Arcan. » Appelons ça le destin. La productrice qui avait aimé Nuit # 1, appela sa cinéaste. Et voilà !
Anne Émond n’avait jamais rencontré son modèle, mais se définit comme une fan de son oeuvre. « Aujourd’hui, je la trouve encore plus mystérieuse qu’avant. » Comment concilier ce que tout le monde lui disait de cette femme-là, multiple ?
Film éclaté
En vedette : Mylène Mackay (vue dans Endorphine, d’André Turpin), démultipliée entre Nelly la romancière, Amy l’amoureuse, Cynthia la putain et Marilyn la star, chaque facette croisant les autres dans l’oeuvre mosaïque. L’actrice dit s’être sentie connectée au personnage, déterminée à obtenir le rôle, se jetant à corps perdu dans l’intensité des scènes. Elle n’a pas rencontré la famille. « Je ne voulais pas jouer le personnage, mais aller dans ses zones d’ombre », dit l’interprète.
Anne Émond jugeait important de conserver la même actrice, plutôt que de fractionner le rôle entre plusieurs interprètes comme dans la pièce magnifique de Marie Brassard sur l’univers de Nelly Arcan La fureur de ce que je pense en 2013 à l’Espace Go (ou dans I’m Not There, de Todd Haynes,sur Bob Dylan).
Et le film ? Plus intéressant et éclaté qu’une biographie traditionnelle, sans les aspects vraiment croustillants que certains peuvent attendre, avec une poésie impressionniste. Mylène Mackay parvient à sembler différente, femme en quatre temps : prostituée coupée d’elle-même, amante jalouse, etc. Le film aurait pu se montrer plus fou dans son exploration de la psyché intérieure de cette femme, mais la proposition cinématographique fragmentée mi-rêvée mi-réelle, dégage une grâce, en laissant suspendues les clés pour saisir l’être de fuite que fut Nelly Arcan.
Paysages intérieurs
Place chaque année au grand débarquement québécois au TIFF. Certains lancent leurs films ici, d’autres ont cédé la primeur à un festival européen et font ricochet.
Xavier Dolan est ici pour l’avant-première nord-américaine de Juste la fin du monde (Grand Prix du jury à Cannes) divisant mais régnant à Toronto, car tout le monde en parle.
Quant à Pays, de Chloé Robichaud, le film ouvrira le bal du Festival de cinéma Québec mercredi. Le Devoir en témoignera alors plus abondamment, mais le TIFF fut sa rampe de lancement.
La cinéaste de Sarah préfère la course présente son film comme une allégorie sur les choix de la vie, entre concessions et rébellion, sur l’exercice du pouvoir, surtout au féminin à travers trois figures d’autorité dans un pays imaginaire. « Mes films présentent des filles qui font des choix pour elles », résumé Chloé Robichaud.
Pays a été tourné à Terre-Neuve, et la caméra en offre des images magnifiques. Le film cherche toutefois son ton, sans trouver sa satire ou son plein drame : ce qui n’empêche pas la jeune Nathalie Doummar en politicienne novice d’impressionner par son charisme et l’acuité de son jeu.
Quant à Philippe Falardeau, qui ne court pas les entrevues, le voici à Toronto avec son film américain The Bleeder, après le lancement à Venise. Ce film sur la vie du boxeur Chuck Wepner (d’abord adaptée dans l’oscarisé Rocky avec Sylvester Stallone) tient la route sur ses images délavées à l’ancienne. Le boxeur américain avait quasiment mis K.-O. Mohammed Ali, au cours des années 70. On n’est pas dans la catégorie de Raging Bull, mais d’un très honnête biopic. Le vrai Chuck Wepner est apparu sur scène à la première au TIFF, causant son petit émoi.
Cet homme tombé (joué par Liev Schreiber, pas totalement convaincant), qui fit de la prison, dut affronter un ours sur le ring et se laissa dévorer par la drogue, l’alcool, la mégalomanie, les femmes, trouve une rédemption dans l’amour. L’histoire ne sombre pas dans le convenu, mais se développe avec finesse, les références au combat avec Ali et au film Rocky s’insèrent habilement, et les deux interprètes des femmes de sa vie (Elisabeth Moss et Naomie Watts) sont plus que convaincantes.