«Alice ou la dernière fugue», de Claude Chabrol

Affiche originale d’«Alice ou la dernière fugue», de Claude Chabrol, créée par Michel Landi
Photo: Source UGC Affiche originale d’«Alice ou la dernière fugue», de Claude Chabrol, créée par Michel Landi

Vous êtes tombé dessus par hasard à la télévision. Surpris par la pluie, vous l’avez choisi par dépit après vous être réfugié au cinéma ou au club vidéo. À l’inverse, vous avez ardemment attendu sa sortie. Vous savez, ce film qui vous a marqué…

À l’issue d’une querelle, Alice quitte le domicile conjugal au volant de sa voiture. En pleine nuit, elle roule sans but sur une petite route de campagne balayée par la pluie. Soudain, quelque chose heurte son pare-brise. Repérant une grille ouverte, la jeune femme s’aventure dans une longue allée bordée d’arbres au bout de laquelle trône une vaste demeure où le maître de céans et son mystérieux majordome lui offrent gîte et couvert.

Au matin, Alice trouve la maison déserte. Désireuse de repartir, elle entreprend de rejoindre la grille, mais elle s’aperçoit qu’elle tourne en rond. Paniquée, elle tente de fuir par les bois, mais se bute à un mur de pierre apparemment sans fin. Tel est l’intrigant thème d’Alice ou la dernière fugue, un film de 1977 pour lequel Louise Laperrière a eu un coup de coeur.

« Cinéphile de nature, je surveille les chroniques, les annonces de nouveaux films et c’est ainsi que j’ai appris la sortie de ce film de Claude Chabrol à l’époque. Connaissant déjà ce cinéaste, je me doutais que ce serait intéressant.

J’ai bien apprécié le talent de Chabrol, qui a su utiliser le surréalisme pour surprendre l’auditoire et jouer d’illusions tout le long du film, d’où le succès de la fin. Les peintres surréalistes sont connus pour être maîtres dans l’art du trompe-l’oeil. Ils s’amusent avec nos sens et notre perception. Le spectateur peut mettre un bon moment à observer le tableau avant de voir l’objet réel. C’est ce que Chabrol a réussi à accomplir au cinéma avec Alice ou la dernière fugue.

Si les séquences du film peuvent paraître décousues, on les visionne en tenant pour acquis qu’il s’agit de moments dans la vie d’Alice. Chabrol nous mène sur différentes pistes et ce n’est que lors du dénouement que le tableau se complète. Ce n’est qu’à ce moment qu’on se rend compte que nous avons en fait passé à peine quelques minutes dans l’imaginaire ou l’esprit d’Alice à un moment critique de sa vie.

C’est aussi lors du dénouement qu’on se rend compte qu’on doit réinterpréter toutes les scènes, les images, la symbolique et repasser les séquences du film dans notre tête pour en saisir tout le sens et toute la portée.

Je crois que ce qui m’a le plus marquée, c’est ce moment eurêka à la fin lorsque j’ai saisi l’ensemble du film. J’ai maintenant le goût de le revoir ! »

De Chabrol à Carroll

Claude Chabrol ne s’en est pas caché à l’époque : Alice ou la dernière fugue est une adaptation personnelle des oeuvres phares de Lewis Carroll Les aventures d’Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir. Dès après l’accident, il apparaît évident que l’action se déroule dans un univers onirique. Seuls le prologue, dans l’appartement d’Alice, et l’épilogue, lorsqu’elle « réussit » à regagner la route, sont campés dans la réalité.

Ce parti pris, inédit jusqu’alors et depuis dans l’oeuvre de Chabrol, donne lieu à l’une des propositions les plus singulières de l’auteur : un labyrinthe borgien peuplé de personnages tantôt inquiétants, tantôt absurdes. À cet égard, la distribution, qui comprend Charles Vanel (Le salaire de la peur), Jean Carmet (Buffet froid) et André Dussollier (On connaît la chanson), s’en donne à coeur joie. Comme dans un jeu de pistes, des indices sont fournis, même qu’une clé apparaît sur un guéridon.

Comme le remarque Mme Laperrière, Alice ou la dernière fugue relève du surréalisme. Sans convoquer le style de Luis Buñuel (Belle de jour, Le charme discret de la bourgeoisie), virtuose en la matière, Claude Chabrol paraît néanmoins s’en être inspiré. Long métrage à part dans l’abondante filmographie de ce dernier, Alice ou la dernière fugue revêt en effet, a posteriori, les atours d’un exercice de style conçu avec soin et, manifestement, plaisir. En dépit d’un propos sérieux, l’humour noir y est très présent. Il y perce même parfois un côté espiègle.

Un film méconnu

 

Alice ou la dernière fugue est sans doute, et c’est étonnant étant donné son statut « à part » justement, l’un des longs métrages de Chabrol dont on parle le moins. Pourtant, le film, qui possède d’évidentes qualités, exsude un charme particulier assez irrésistible. Qui plus est, lorsque l’on est un admirateur du cinéaste. Ce manque d’intérêt tient-il à une forme inconsciente de snobisme lié à la présence au générique de Sylvia Kristel, vedette du sulfureux Emmanuelle ?

On l’a mentionné, Alice ou la dernière fugue a pris l’affiche en 1977. Chabrol sortait alors d’un premier âge d’or cinématographique ayant vu la parution consécutive d’une kyrielle de films majeurs (Les biches, La rupture, Les noces rouges, Que la bête meure), voire de chefs-d’oeuvre (La femme infidèle, Le boucher, Juste avant la nuit), la plupart mettant en vedette sa seconde épouse, l’actrice Stéphane Audran (Le festin de Babette). À cette période féconde succéda un passage à vide et une poignée d’europuddings tels Les innocents aux mains sales (1975) et Folies bourgeoises (1976), ses deux pires films, de l’aveu même de Chabrol, alors en quête d’un nouveau souffle.

Dans ce contexte, qu’il ait voulu s’atteler à un projet comme Alice ou la dernière fugue, inusité pour lui, tombe un peu sous le sens. D’une certaine manière, Claude Chabrol se payait lui aussi une fugue. Comme son héroïne, il était confronté à un mur en apparence incontournable. Fort heureusement pour lui, et pour les cinéphiles, il trouva une issue. L’année suivante, il réalisa l’un de ses films les plus importants, et le premier des sept qu’il tourna avec Isabelle Huppert : Violette Nozière.

Sachant cela, et ce ne saurait être plus à propos, Alice ou la dernière fugue s’impose comme un film clé pour Chabrol.

Manifestez-vous !

Quel est votre film ? Dans quel contexte l’avez-vous vu ? Pourquoi vous a-t-il plu à ce point ? Classiques, cultes ou obscurs : il n’y a pas de bons ou de mauvais films qui tiennent. La série durera tant qu’il y aura des films. En 250 mots environ, la parole est à vous à cesfilms@ledevoir.com.