«Le locataire», de Roman Polanski

Sentiment d’aliénation croissant, folie latente, humour noir et défenestration en série sont au menu du film Le locataire, de Roman Polanski, coup de coeur cinématographique de Jean Poulin. Résident de Montréal, monsieur Poulin relate avec un beau sens de l’atmosphère comment il a fait la connaissance de Trelkovski, le protagoniste, un homme timoré à l’excès qui, succombant graduellement à la paranoïa, en vient à adopter la personnalité de la précédente locataire de l’appartement dans lequel il a récemment emménagé. À moins qu’il ne soit la victime d’un complot ourdi par les autres résidents de l’immeuble ?
« Paris, septembre 1977. À peine débarqué, j’apprends avec stupéfaction que le dimanche, il est impossible de changer des chèques de voyage. Manquant de liquidités pour me payer une nuit à l’hôtel, je me réfugie dans un cinéma ouvert toute la nuit. J’ai juste assez de francs pour être un client “en règle” jusqu’à 3 h 00 du matin ; une fois l’heure fatidique arrivée, je m’enfonce dans mon siège en espérant qu’on ne contrôlera pas les tickets.
C’est alors que commence Le locataire, de Roman Polanski, que je visionne à travers un nuage bleuté — on peut fumer dans ce vieux cinéma aussi décati que l’appartement du film — et en jetant de plus en plus souvent des coups d’oeil nerveux par-dessus mon épaule.
Je reconnais plusieurs rues de Pigalle et le bord de la Seine, que j’avais découverts quelques heures plus tôt, ce qui leur confère une familiarité saisissante. Le manque de sommeil, combiné à mon anxiété grandissante, me pousse vers un état qui s’apparente à la dérive paranoïaque du personnage.
Quand le film arrive à sa conclusion à la Munch, je suis tendu comme un ressort. Aussitôt que les lumières se rallument, un placier à la mine patibulaire se dirige vers moi en aboyant “Ticket !”. Me voilà démasqué. Il m’expulse manu militari et fait faire un vol plané à mon sac à dos, qui va s’écraser sur le trottoir parisien.
Comme Trelkovski à travers la verrière. »
Accueil catastrophique
Avec son intrigue schizophrène, Le locataire peut être lu de maintes façons, tantôt allégorie d’une France antisémite, tantôt satire d’une société exigeant le conformisme. Dévoilé au Festival de Cannes au printemps 1976, le film fut conspué par la critique. Dans un texte lapidaire devenu notoire, Roger Ebert écrivit : « Ce n’est pas mauvais : c’est embarrassant. » Or, deux des thèmes principaux du film, du reste récurrents dans la filmographie de l’auteur, sont justement l’inconfort et l’humiliation.
Cet accueil violent paraît a posteriori d’autant plus curieux que le film précédent de Polanski, le néo-noir Chinatown, avait à l’inverse eu l’heur de s’attirer des éloges unanimes. S’attendait-on à un long métrage similaire ? Chose certaine, Le locataire ne saurait être plus dissemblable, dénué qu’il est du romantisme tragique et de l’élégance surannée de son prédécesseur. En lieu et place : un climat oppressant d’inquiétante étrangeté, un sens aigu du détail insolite et une propension déstabilisante à donner au réel des allures de cauchemar éveillé.
En cela, Le locataire est le digne successeur de Répulsion, sur une jeune femme qui, laissée seule dans son appartement, sombre dans un délire homicide, et Le bébé de Rosemary, sur une future mère qui, installée dans un nouvel appartement, suspecte son mari et leurs voisins de s’adonner à des rites sataniques.
Les similitudes entre les trois films sont si évidentes et nombreuses qu’on se plut longtemps à les regrouper sous l’appellation « la trilogie des appartements ». Une dénomination un brin réductrice, pour le compte, puisque faisant fi de la prédilection du cinéaste pour le huis clos, un procédé narratif auquel souscrivent également Le couteau dans l’eau, Cul-de-sac, La jeune fille et la mort, Carnage et La Vénus à la fourrure.
Chef-d’oeuvre réhabilité
Conséquent, Polanski limita au maximum le tournage en extérieur en demandant au grand chef décorateur Pierre Guffroy (Alphaville, Max et les ferrailleurs) de construire en studio la façade entière de l’immeuble ainsi que ses différentes pièces, incluant deux versions de l’appartement de Trelkovski qui, victime d’hallucinations, a à un moment l’impression d’avoir rétréci telle Alice au pays des merveilles.
En l’occurrence, le générique entier du film n’est composé que de collaborateurs prestigieux. Directeur photo attitré d’Ingmar Bergman, Sven Nykvist opta pour une lumière froide synchrone avec le mal-être exhibé par le protagoniste. En recourant à un harmonica de verre, instrument inusité, Philippe Sarde signa une partition qui installe d’emblée une ambiance sonore bizarre.
Au scénario, le complice de longue date Gérard Brach, dont l’agoraphobie devint une source inattendue d’inspiration, adapta avec Polanski Le locataire chimérique, de Roland Topor, un roman fortement influencé par Kafka que le cinéaste Jack Clayton (Les innocents, Gatsby le magnifique) tenta en vain de porter à l’écran dès 1969.
Outre Polanski, qui tient le rôle-titre avec un naturel troublant, la distribution s’avère des plus disparates. Ainsi, les Américains Melvin Douglas, Shelley Winters et Jo Van Fleet, les Français Isabelle Adjani, Bernard Fresson et Josiane Balasko, et la Russe Lila Kedrova, entre autres interprètes, jouèrent chacun dans sa langue, tout le monde se doublant ou étant doublé par la suite, avec le cinéaste se doublant lui-même en français, en anglais et en italien.
Depuis son flop initial, Le locataire a pris du galon au point d’être considéré par nombre de cinéphiles, dont les frères Coen (Barton Fink, Fargo), comme l’un des meilleurs films de Roman Polanski.