«Star Wars»: du film au phénomène

Les chiffres sont impressionnants. 4,3 milliards de dollars américains : ce sont les recettes mondiales cumulées par les six films de la saga Star Wars, sans compter les revenus issus de la vente et de la location de vidéocassettes, DVD, Blu-ray et autres figurines. 4 milliards de dollars : c’est le montant payé par le studio Disney à George Lucas pour l’achat de sa société Lucasfilm et les droits d’exploitation et de développement des « propriétés » Indiana Jones et Star Wars. 50 millions de dollars : c’est le record en prévente de billets fracassé par le septième film, à l’affiche le 18 décembre, en une semaine à peine. Or, tout colossaux sont-ils, ces chiffres ne représentent que la manifestation pécuniaire de quelque chose de bien plus intéressant : un phénomène social.
Une désignation trop forte pour rendre compte de la lutte du Jedi Luke Skywalker, du contrebandier Han Solo et de la princesse Leia contre Dark Vador et ses sbires de l’Empire galactique ; les premiers, tenants de la Force, et les seconds, de son côté obscur ? Pas si l’on en croit Pierre Barrette, professeur à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal et codirecteur du Laboratoire de recherche sur la culture de grande consommation et la culture médiatique au Québec, notamment.
Il y a à la base, rappelle-t-il, une limpidité rassurante dans le récit, dans ses enjeux, mais aussi dans la nature archétypale de ses personnages.
« Tous les grands succès populaires reposent sur l’exploitation d’archétypes (voir Le roi Lion), ce n’est juste pas toujours aussi clair, évident. Mais cette clarté est importante, puisque plus les enjeux sont nettement dessinés (le bien, le mal, la Force, la transmission entre le fils et le père, le maître et l’élève), plus cela laisse de la place pour les réinscriptions personnelles », estime Pierre Barrette.
Mythes, sémiologie et séries télé
Pour expliquer la popularité immédiate, mais surtout durable de Star Wars, les hypothèses ne manquent pas. Dès la sortie du premier volet, nombre de chercheurs relevèrent à quel point la proposition narrative de George Lucas collait aux théories de l’anthropologue et mythologue Joseph Campbell développées dans son ouvrage Le héros aux mille et un visages, publié en 1949.
« Un héros s’aventure à quitter le monde du quotidien pour un territoire aux prodiges surnaturels : il y rencontre des forces fabuleuses et y remporte une victoire décisive. Le héros revient de cette mystérieuse aventure avec la faculté de conférer des pouvoirs à ses proches » : ainsi le professeur Campbell résume-t-il le concept du monomythe, lequel argue que la plupart des grands mythes partagent la même structure fondamentale.
« Sans oublier Castaneda (pour la Force), Homère, Herbert (Dune), des romans de chevalerie, des films de kung-fu, des péplums. C’est la force intégratrice de Star Wars qui fait sa “naïveté” — décriée par les intellos, qui se croient toujours trop intelligents pour ce genre de choses — et qui lui donne son pouvoir immense. Ceci étant dit, les fonctions de Propp [dans Morphologie du conte, 1928], le modèle de Bremond, le modèle actanciel de Greimas, tout fonctionne avec Star Wars, pas spécialement parce que Lucas les aurait copiés, mais parce que son histoire est canonique, et donc parfaitement et universellement compréhensible, du moins la première trilogie », renchérit Pierre Barrette, qui dresse en outre un parallèle pertinent avec les séries télévisées.
« Le foisonnement de personnages, de lieux, de thèmes, de péripéties permet au “monde” fictionnel d’exister plus réellement pour ses spectateurs, de s’y plonger plus complètement, d’y trouver davantage de réponses aux questions existentielles. L’univers de Star Wars, il me semble, se rapproche du monde densifié des séries. »
Un film, une révolution
« Sur le plan cinématographique, du point de vue de l’histoire d’Hollywood, qui est quand même au coeur de ce qui fait la “société” et la “culture” américaines, Star Wars est probablement l’un des cinq événements marquants avec le son, la couleur, le “Paramount Decree” [ou le Hollywood Antitrust Case de 1948] et la fin du “studio system”. Peut-être pas seulement à cause du film lui-même, mais à cause de tout ce qu’il représente : Star Wars a initié un nouveau mode de production : le blockbuster “programmé” ; Star Wars a peaufiné et radicalisé le système des produits dérivés ; Star Wars a fait la jonction entre l’ancien (le film populaire, la saga à grand déploiement, le feel-good movie, le divertissement bon enfant, classique et moral) et le nouveau (la technologie, les effets spéciaux, les nouveaux modes de mise en marché, une certaine “ironie”). En d’autres mots, il y a l’avant et l’après-Star Wars. »
Et sur le front purement sociologique, qu’en est-il ? Selon le professeur Barrette, Star Wars constitue, là encore, un intéressant cas de figure.
« Star Wars est au coeur […] de toute une révolution au sein de la culture. Il y a toujours eu des fans, des fan clubs, des geeks [mot d’argot anglais signifiant “fou de”], des amateurs, des films cultes, etc., mais l’univers de Star Wars se prête particulièrement bien à des réappropriations massives, sous différentes formes. Les fans de Star Wars sont peut-être les premiers — avec ceux de Star Trek — à avoir littéralement investi ce monde, à l’avoir remodelé, étendu, réimaginé, perverti. Ils s’en sont emparés, ni plus ni moins, et dès lors, le phénomène Star Wars n’appartient plus en propre aux “studios” ni même à son créateur, mais à la communauté. »
Gain ou désaveu ?
Une communauté qui décria vertement non seulement la nouvelle trilogie d’antépisodes amorcée en 1999 avec Star Wars, épisode I. La menace fantôme, mais aussi le révisionnisme dont fit preuve George Lucas en ajoutant des effets spéciaux numériques à la trilogie originale. À tel point que, ironie suprême, le créateur de Star Wars en vint à être perçu comme son pire ennemi.
D’où la décision de Disney, sans doute, de ne retenir aucune des idées proposées par Lucas pour Star Wars, épisode VII. Le réveil de la Force. Et d’où, sans doute encore, la rapidité du réalisateur et producteur désigné J. J. Abrams (Super 8, Star Trek) à annoncer qu’il ferait un film « pour les fans ».
Dur pour George Lucas, ce désaveu ? « Un renoncement payé 4 milliards de dollars, j’imagine que ça se vit plus facilement », risque le professeur Barrette.
Les chiffres : on y revient toujours.
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Leia: sus au corset
Immortalisée par Carrie Fisher en 1977 dans le Star Wars original, la princesse Leia détourne la plupart des lieux communs associés à ce type de figures. Une scène révélatrice survient lorsque Luke Skywalker vient la « sauver ». Guère impressionnée, Leia est celle qui trouve une sortie de secours lorsque ses sauveurs se retrouvent assiégés.
Seule femme dans un univers d’hommes, Leia Organa s’est imposée grâce à son courage, à ses convictions et à son opiniâtreté. Dans un article paru dans le Elle américain, l’essayiste Glynnis MacNicol n’hésite pas à la qualifier de « modèle féministe ».
« Leia représentait tout ce à quoi j’aspirais, enfant : aventure, indépendance, pouvoir. Je pouvais m’imaginer prendre le contrôle et donner des ordres. […] Les garçons tendent à tenir ce genre de modèles pour acquis. Pour toutes les versions de vies possibles qu’un garçon peut souhaiter mener, il existe un personnage héroïque établi qui peut l’orienter sur cette voie. Il n’en va pas ainsi pour les filles. Ce qu’on nous offre surtout, dès lors qu’il s’agit de femmes adultes, consiste en une variété de corsets, fussent-ils réels ou métaphoriques. »
MacNicol salue également les costumes « pratiques » et « non sexués » de Leia tout en admettant que le désormais célèbre « bikini de métal » qu’elle est forcée d’enfiler au début du Retour du Jedi constitue l’exception. Une exception que Disney a choisi de mettre en évidence, comme le souligne Sandrine Ricci, coordonnatrice du Réseau québécois en études féministes.
« Le fait que Disney ait choisi de ne mettre en marché qu’une figurine de la princesse Leia en tenue d’esclave dénudée et non dans le costume blanc qui l’a rendue célèbre traduit bien notre époque, où précisément le costume n’aurait pas été possible : aujourd’hui, une héroïne de fiction ne doit-elle pas absolument être sexy — et donc, selon les critères en vigueur, dénudée — pour mériter ce titre ? Les héros masculins échappent bien plus souvent à ce diktat, malgré une tendance à imposer des corps fermement bodybuildés. L’un des enjeux majeurs de ces modèles à sens unique est qu’elle traduit une socialisation différenciée qui a de sérieux impacts sur les enfants, et la reproduction de rôles de sexe toxiques pour tout le monde, surtout pour les femmes qui se trouvent maintenues dans l’objectivation et la réduction à leur corps. »
Carrie Fisher, qui, à 59 ans, est également auteure et scénariste (Bons baisers d’Hollywood de Mike Nichols, d’après son roman autobiographique), a commenté la controverse engendrée sur Twitter par un père qui se demandait comment il allait expliquer à sa fille pourquoi Leia portait ledit costume.
« Expliquez-lui qu’une limace géante m’a capturée et forcée à porter ce stupide accoutrement, et qu’ensuite, je l’ai tuée parce que je ne l’aimais pas. Après, j’ai retiré le costume. En coulisses », a nuancé l’actrice, chez qui le rôle suscite un autre genre de réflexion. Au Wall Street Journal, qui lui demande si elle a considéré ne pas faire le nouveau film, elle répond : « Pas du tout. Je suis ce personnage depuis 40 ans, pourquoi ne voudrais-je pas continuer ? Parce que je vais être “encore” associée à la princesse Leia ? Il n’y a pas de “encore” qui tienne. Je suis une femme qui travaille dans le show-business, où, si vous êtes célèbre, vous avez une carrière jusqu’à 45 ans. Peut-être. Et ça ne vaut que pour une quinzaine d’actrices. »
Matière à réflexion : dans la bande-annonce du Réveil de la Force, on s’adresse dorénavant à Leia en l’appelant générale Organa.
Chronologie Star Wars

An -32 : Star Wars, épisode 1. La menace fantôme relate comment la Fédération commerciale en vient à affronter la République galactique, qui maintient la paix, lors d’une guerre sur la planète Naboo dont Padmé Amidala est la reine. Dans l’intervalle, le Jedi Qui-Gon Jinn et son apprenti Obi-Wan Kenobi prennent sous leur aile le jeune Anakin Skywalker, chez qui ils détectent la présence de la Force.
An -22 : Star Wars, épisode 2. L’attaque des clones s’ouvre alors que la République est de nouveau menacée. Pendant que les Jedi tentent d’éviter un conflit, Padmé et Anakin, désormais l’apprenti d’Obi-Wan, nouent une idylle.
An -19 : Star Wars, épisode 3. La revanche des Sith culmine par le génocide des Jedi orchestré par le chancelier Palpatine, qui s’avère être un Seigneur noir des Sith. Craignant pour la vie de Padmé, enceinte, Anakin est manipulé par Palpatine jusqu’à se joindre au côté obscur de la Force. Devenu Dark Vador, Anakin ignore qu’avant de mourir, Padmé a donné naissance à des jumeaux.
An 0 : Star Wars, épisode 4. Un nouvel espoir voit Dark Vador capturer la diplomate Leia Organa, qui a le temps d’envoyer un message à Obi-Wan Kenobi par le biais de deux droïdes. Échoués sur la planète Tatouine, ces derniers sont récupérés par le jeune Luke Skywalker. Avec Obi-Wan, Luke recrute le contrebandier Han Solo et, après avoir libéré Leia, tout ce beau monde réussit à détruire l’Étoile noire, fief de l’Empire.
An 3 : Star Wars, épisode 5. L’Empire contre-attaque montre les rebelles pourchassés par l’Empire. Han et Leia se déclarent leur flamme mais le premier est capturé par un chasseur de prime. Parti affronter Dark Vador, Luke apprend qu’il est son fils.
An 4 : Star Wars, épisode 6. Le retour du Jedi débute alors que Luke et Leia libèrent Han des griffes de Jaba, après quoi le trio entreprend d’anéantir l’Empire. Une visite chez le vieux maître Yoda se solde par la révélation que Leia est la jumelle de Luke. Croyant faire passer Luke du côté obscur, l’Empereur, qui a terminé la construction de l’Étoile de la mort, est tué in extremis par Vador. L’Alliance l’emporte.
Il y a bien longtemps, trente ans plus tard… Star Wars. Le réveil de la Force.