Résonances fantomatiques

C’est l’histoire d’Isabelle et de Gérard, acteurs connus et ex-amants qui, jadis, eurent ensemble un fils, Michael. Ce dernier s’est enlevé la vie, non sans avoir auparavant écrit deux lettres dans lesquelles il affirme à ses parents qu’il viendra à leur rencontre dans la vallée de la Mort six mois après sa mort. Elle pleine d’un espoir un peu fou, lui résigné dans son chagrin muet, Isabelle et Gérard se retrouvent au jour et à la date convenus. À son étrange fête des morts, le cinéaste Guillaume Nicloux a convié Isabelle Huppert et Gérard Depardieu, réunis 35 ans après Loulou, de Maurice Pialat.
Présenté à Cinemania ce samedi et en salle dès le 13 novembre, Valley of Love est une oeuvre hantée. Elle l’est au propre et au figuré. Hantée jusqu’aux tréfonds de son intrigue ; hantée aussi par le cinéma en une succession infinie de références, de renvois et de mises en abyme.
Tout du long, on sent le plaisir qu’éprouve le cinéaste à filmer ses deux monstres sacrés dans un lieu, quoi d’autre, mythique. C’est manifeste dès la séquence d’ouverture alors que la caméra suit Huppert en plein soleil, de dos, alors qu’elle longe les devantures des différents bâtiments du complexe hôtelier, puis de face dans un couloir obscur qui la mènera jusqu’à sa chambre. On reporte au maximum l’instant où on verra la star tout en l’entourant d’emblée d’une aura de mystère. C’est dire qu’une fois de plus, l’auteur du polar Cette femme-là et du documenteur L’enlèvement de Michel Houellebecq signe une mise en scène finement concertée.
« Je voulais tout de suite installer le film dans quelque chose de plus contemplatif, note Guillaume Nicloux. Comme une manière de suggérer qu’on va prendre le temps ; le temps d’établir les raisons pour lesquelles les deux protagonistes se trouvent là, le temps de les observer au gré de leur cheminement respectif, puis commun… Cette temporalité convient parfaitement au lieu. On ne peut pas arriver dans un endroit pareil et croire qu’on sera maître du temps. La chaleur impose son rythme. J’ai accordé celui du film au climat. »
« Il faut savoir que le projet est né de mon séjour dans la vallée de la Mort et d’une expérience que j’y ai vécue, poursuit-il. Le décor a été tellement saisissant et catalyseur d’émotions qu’en rentrant en France, j’ai écrit relativement vite ce film dans lequel Isabelle et Gérard interpréteraient de façon troublante des variations de leurs propres personnages. C’est-à-dire que j’ai essayé à la fois de m’appuyer sur leurs vécus personnels tout en leur créant des rôles. Je voulais ce flou entre la réalité et la fiction. »
Une expérience privilégiée
L’une des vedettes de La religieuse, le film précédent du réalisateur, Isabelle Huppert a accepté de se prêter au jeu de bonne grâce. Pour Gérard Depardieu, qui a perdu son fils Guillaume en 2008, la présence de Sylvie Pialat, veuve de Maurice Pialat et productrice attitrée de Guillaume Nicloux, a pesé dans la balance.
« J’avais brièvement envisagé de tourner le film en anglais, mais je me suis ravisé par souci d’honnêteté, de fidélité par rapport à ce que j’avais vécu là-bas. Avec Isabelle, on voulait très fort retravailler ensemble. Avec Gérard, je ne savais pas comment il réagirait compte tenu du sujet et des résonances personnelles très douloureuses que celui-ci impliquait. Se replonger de façon aussi intime là-dedans ne l’a pas du tout effrayé, et ç’a été bouleversant. L’expérience s’est avérée privilégiée et riche d’émotions pour nous trois. »
Avec son mélange envoûtant de néoréalisme rossellinien et de métaphysique lynchéenne, la proposition génère son propre univers. Métaréaliste puis de plus en plus insolite, le film est inspiré dans tous les aspects traditionnels : écriture, réalisation, et bien sûr, interprétation.Or, au-delà de leur caractère anecdotique, les retrouvailles à l’écran d’Huppert et de Depardieu ajoutent toute une strate interprétative à Valley of Love qui, pourtant, n’en manque pas sans cela.
Ce moment…
Des couples mémorables de cinéma, Gérard Depardieu en a aussi formé avec Catherine Deneuve, Fanny Ardant, Miou-Miou, Nathalie Baye, Isabelle Adjani. Au sujet d’une scène que cette dernière et lui partagent dans Bon voyage, le cinéaste Jean-Paul Rappeneau explique sur le commentaire audio du film : « Ce qui est unique avec Gérard, c’est qu’il y a toujours ce moment dans ses films où on peut déceler dans son regard qu’il est vraiment en train de tomber amoureux de sa partenaire. »
C’est le cas. Dans Valley of Love, ce « moment » où l’on devine l’amour transcendant de Gérard Depardieu pour Isabelle Huppert survient bien après les premières scènes, passé la crise puis la catharsis.
Il se produit lors du tout dernier plan. Un plan qui s’incruste dans la mémoire cinéphile. Un plan qui hante.