Retour sur un crime numérique

C’est un peu comme sur la route de la soie, ce réseau antique de communications terrestre entre l’Asie et l’Europe qui a fait les beaux jours du commerce des épices et des étoffes entre ces deux continents : quand on s’embarque dessus, on a une bonne idée de l’endroit où l’on s’en va, mais en chemin, il y a toujours les impondérables…
Deep Web, documentaire fascinant d’Alex Winter, présenté à Montréal au Cinéma du Parc dans le cadre de la Semaine québécoise de l’informatique libre, c’est un peu la même chose : une incursion dans une célèbre histoire de crime à l’ère du numérique que l’on croyait simple et bien tracée, mais qui conduit ailleurs en forçant le spectateur à se questionner sur les dérives liberticides induites par la technologie.
Le point de départ est connu des observateurs des vies numériques et des mutations qu’elles convoquent : l’arrestation en octobre 2013 d’un jeune entrepreneur américain, Ross Ulbricht, soupçonné par les autorités d’être un dangereux baron de la drogue dans le Web invisible (dark Net), cette dimension de l’Internet où la cryptographie facilite des échanges anonymes, entre autres par l’utilisation du réseau de communication Tor et de la monnaie numérique Bitcoin. Silk Road — route de la soie, en français —, réseau de commerce pour produits illégaux qu’on l’accuse d’avoir créé sous le pseudo de Dread Pirate Roberts — référence à un personnage du roman The Princess Bride de Bill Goldman —, a été, avant sa fermeture par le FBI, au coeur de transactions en tout genre s’élevant à 1,2 milliard de dollars. Près d’un million d’acheteurs et vendeurs s’y promenaient, à la barbe des policiers.
Un jeune pirate informatique, le Web invisible, de la drogue dure et douce, des armes, une autre incarnationde la petite criminalité facilitée par le numérique : l’histoire aurait pu être aussi simple que cela.
Réflexion nécessaire
Pas pour le réalisateur de ce documentaire qui, avec la voix de Keanu Reeves — sans doute choisi comme narrateur pour sa présence dans la série de films de science-fiction The Matrix —, tend plutôt à déjouer les raccourcis et les condamnations faciles démontrant que l’arrestation de Ulbricht n’a pas marqué la fin de Silk Road, mais plutôt le début d’une réflexion nécessaire sur la face cachée du Net et les dérives liberticides qu’elles annoncent, pas seulement du côté du crime.
C’est que le jeune américain, raconté ici par ses proches, par un journaliste du magazine Wired qui a le nez collé sur l’affaire depuis ses premières notes cryptées sur la Toile, par des adeptes de cette Silk Road, est loin d’avoir les attributs d’un Pablo Escobar 2.0. Il s’avère plutôt être un citoyen connecté et engagé qui, en héritier direct du groupe de crypto-anarchistes et pirates informatiques des années 80 et 90 Cypherpunk, a rêvé d’un Web libre, loin des regards contrôlants des autorités et des gouvernements, et qui a vu son projet basculer, sans en être le seul responsable. Un libertarien, quoi, démontre le documentaire, qui a choisi la liberté contre la tyrannie, au nom de l’épanouissement personnel, et qui en fait aujourd’hui les frais.
L’homme a été condamné en mai dernier à la prison à vie, sur la base, rappellent ses défenseurs, de crimes pour lesquels il n’y a aucune victime identifiée, d’un pseudo en ligne, Dread Pirate Roberts, qui aurait pu être incarné par plusieurs personnes, mais également d’une preuve montée contre lui par les forces policières par des procédés pas très clairs et dont plusieurs commentateurs mettent ici en doute la légalité. Avec à la clé cette grande question : le FBI peut-il accuser un citoyen, le jeter derrière les barreaux à vie sur la base d’allégations et d’informations obtenues par le piratage informatique, sans mettre en péril les libertés individuelles de tous ?
En se perdant sur la route, généralement, on finit par se poser beaucoup de questions…