Duo de géants dans la vallée
En chair pour lui et en os pour elle, Isabelle Huppert et Gérard Depardieu semblent se taper quelque peu sur les nerfs. Ils se lancent des piques devant les journalistes, aux rangs clairsemés. Le festival s’achève. Huppert lève les yeux au ciel quand Depardieu parle. Généreux tout de même, il évoque leur étreinte, qui justifie à ses yeux le film à elle seule. Le duo d’acteurs a ses contentieux. Allez savoir lesquels…
Quant au reste, Depardieu, dont les frasques politico-fiscales font les manchettes, a abordé son amitié avec Vladimir Poutine, prononcé « l’URSS » à la place de la Russie, affirmé ne rien comprendre à la situation ukrainienne. Puis il est revenu au cinéma.
On avait fait grand cas dans nos médias de cette réunion des deux géants français, après un hiatus de 35 ans. La dernière fois, c’était dans Loulou de Maurice Pialat. Elle n’avait pas l’air d’une crevette à côté d’une baleine. Aujourd’hui, oui.
Sauf qu’au cinéma, par-delà cette dissonance physique, ils forment un couple formidable dans Valley of Love de Guillaume Nicloux.
Des retrouvailles reposant en fait sur un coup de chance. Le cinéaste voulait Huppert, déjà dirigée dans La religieuse. Pour son partenaire masculin, il rêvait de Ryan O’Neal, l’acteur de Love Story et de Barry Lyndon. L’Américain coûtait trop cher. Le nom de Depardieu sortit du chapeau. Et voilà !
L’interprète de Cyrano et d’Obélix a accepté parce que la productrice du film était Sophie Pialat, veuve du grand Maurice, qui l’avait dirigé en prêtre dans Sous le soleil de Satan, palmé d’or en 1987. Voici la boucle bouclée.
Depardieu ne se berce pas d’illusions : « La direction d’acteurs commence au casting. Les producteurs gèrent un budget et choisissent des gens qu’il ne faudra pas trop diriger et qui font l’affaire. »
C’est bien tombé. Il s’abandonne à l’écran, éléphantesque, émouvant, vulnérable. « Gérard est le noyau dur du film », confesse le cinéaste. Vrai !
Valley of Love est l’histoire du rendez-vous qu’un suicidé par lettres testamentaires a donné à ses parents séparés, deux acteurs prénommés Isabelle et Gérard. Ils doivent se rendre en Californie dans la Vallée de la mort (l’ombre cinéphilique du Zabriskie Point d’Antonioni plane sur ce lieu mythique) en pleine canicule et suivre les étapes d’un itinéraire. Des touches de fantastique parsèment ce voyage initiatique. Entre désert et canyons, des signes, des fantômes se posent en guides surnaturels. « Le fait que les personnages portent nos prénoms crée un effet documentaire et rapproche de l’intime », estime Isabelle Huppert.
En 2012, Guillaume Nicloux avait vécu des expériences extrasensorielles en ces lieux. Son film s’en fait l’écho, très fin, un peu minimaliste mais troublant, avec des plans-séquences qui suivent les acteurs et révèlent des pans authentiques d’eux-mêmes. « Non, je n’aurais pas osé utiliser le deuil de mon fils Guillaume pour alimenter le rôle, déclare Depardieu. En revanche, je peux très bien imaginer la souffrance de nos personnages. Il ne faut pas chercher en soi. »
Le film avait eu en séance de presse des huées, comme chaque fois qu’une histoire s’aventure en des zones métaphysiques. Certains ont peur de ça. Pas Depardieu : « À la lecture du scénario, j’avais été émerveillé par ses petites touches de fantastique si rares au cinéma et en littérature ; si ce n’est dans certaines nouvelles de [H.P.] Lovecraft. »
Il se définit comme un acteur à la retraite, qui fait 100 000 autres choses. « Isabelle trouve une vie, une force à travers ses rôles. Pas moi. »
Depardieu se coule dans un personnage sans réfléchir, là où Huppert construit le sien. Tout les oppose, mais ce beau film peuplé de mystères leur offre un pont entre deux mondes qui nous chavire aussi.
Aux portes de la mort
La mort aura été un des thèmes clés de cette édition cannoise. Dans Chronic du Mexicain Michel Franco aussi. Il a offert un beau rôle intriguant à l’acteur Tim Roth, excellent en infirmier qui accompagne des gens en fin de vie. Son état dépressif l’entraîne à la frontière de l’éthique professionnelle, à coups de projections, de transgressions. Aucune vulgarité de traitement ici mais des ellipses, des non-dits, des gestes précis et apaisants. Un souffle à la fois léger et bouleversant. Le film se mariait bien avec celui de Nicloux.
