L’âge de la machine

« Un jour les intelligences artificielles vont nous percevoir de la même manière que nous considérons les fossiles dans les plaines africaines. Des singes dressés vivant dans la poussière et dotés d’un langage et d’outils rudimentaires, tout prêts pour l’extinction. » Cette prophétie sans appel est formulée dans le drame de science-fiction Ex Machina par le créateur même de ces « I.A. », Nathan Bateman, selon qui la question n’est pas de savoir « si » les machines vont supplanter le genre humain, mais plutôt « quand ».
Apprenti sorcier de l’ère 3.0, Prométhée postmoderne, Nathan est l’un de ces jeunes oligarques de l’informatique qui ont fait fortune en inventant un moteur de recherche de type Google — Bluebook dans le film. Retranché en solitaire (ou presque…) dans son domaine nordique, il a consacré toutes ses ressources financières, intellectuelles, et surtout virtuelles, à la mise au point d’Ava, la première androïde pourvue, soutient-il, d’une intelligence artificielle indiscernable de celle d’un humain.
Entre en scène Caleb, un employé de Nathan qui, tel Jonathan Harker arrivant au château de Dracula, pénètre dans la propriété de son hôte mystérieux en ignorant tout des monstres et des merveilles qui l’y attendent.
Rapidement, Nathan charge Caleb de faire subir à Ava le test de Turing. Lequel test, réel, permet de déterminer à l’aide d’une batterie de questions si une machine — une I.A. — est capable d’adopter des comportements tellement équivalents à ceux d’un humain qu’elle peut être confondue avec l’un d’eux. Les cinéphiles se souviendront à ce chapitre de deux scènes iconiques de Blade Runner. Dans la première, Deckart (Harrison Ford) fait subir un tel test (rebaptisé Voight-Kampff) à la « réplicant » Rachel (Sean Young), le dernier cri en matière de robotique. Dans la seconde, le réplicant Batty (Rutger Hauer) « prouve » son humanité en manifestant de la pitié, voire de la compassion, pour son ennemi Deckart, à qui il laisse la vie sauve bien qu’il soit programmé pour tuer.
Fortement influencé par ce chef-d’oeuvre de Ridley Scott, mais aussi par I.A. : intelligence artificielle, de Steven Spielberg, Ex Machina n’en est pas moins sa propre bête, ou plutôt sa propre machine. Écrit et réalisé par Alex Garland, auteur des scénarios de 28 jours plus tard et d’Auprès de moi toujours, qui signe là sa première réalisation, ce suspense à combustion lente multiplie certes les références, notamment au conte Barbe bleue par le biais d’anciens modèles féminins d’I.A. « remisés », mais il les intègre en un tout stimulant et, oui, original.
Humain, trop humain
Parmi les questions les plus fascinantes qu’aborde Ex Machina, la possibilité d’un amour réciproque entre le vivant et l’automatisé est sans doute celle qui, après avoir paru triviale, débouche elle-même sur un nombre exponentiel de questions. Tout ce volet de l’intrigue est extrêmement bien ficelé, tant sur le plan de l’écriture que sur celui de l’interprétation. D’ailleurs, les quatre comédiens sont excellents, surtout Oscar Isaac (Être Llewyn Davis, L’année de toutes les violences), tour à tour charismatique et inquiétant en reclus hipster.
À maints égards, le récit d’Ex Machina s’apparente à une méta-partie d’échecs où les joueurs, d’une part, ne sont pas toujours ceux que l’on croit, et où, d’autre part, ceux-ci s’avèrent parfois n’être que des pions. On le sait, un humain est déjà parvenu à battre un ordinateur à ce jeu-là, mais qu’advient-il lorsque l’intelligence artificielle de la machine est tellement supérieure qu’elle parvient à générer une humanité plus vraie que vraie ?
Devenu obsolète, le concept « Je pense, donc je suis » évolue… « Je ressens, donc je suis », de déclarer la machine.
Peut-on, alors, encore parler d’artificialité ?