Rêves usinés

Sur papier comme sur le grand écran, ils sont aussi forts qu’intouchables. Leur poids économique se calcule en milliards de dollars. Le nec plus ultra en matière de divertissement grand public, le film de superhéros constitue de fait un puissant moteur économique, mais aussi un redoutable outil de propagande. Pourquoi les spectateurs du monde entier en raffolent-ils tant?
La dernière fois qu’on a vu les Avengers ensemble, la bande de superhéros se trouvait à New York afin de protéger la métropole en proie à une invasion extraterrestre. Auparavant, Iron Man, Thor, Captain America et, avec moins de succès commercial, Hulk avaient tous sauvé une ville, voire l’humanité, chacun dans sa mégaproduction solo. Après avoir remis le couvert en solitaire avec à l’arrivée des résultats (et recettes) amplifiés, les revoici alliés dans Avengers : l’ère d’Ultron. L’ennemi est différent, mais l’enjeu est, peu ou prou, le même. Et là encore, le box-office devrait exploser. Analyse d’un phénomène.
Le film de superhéros a la cote. Il est à la mode. Or, le propre des modes n’est-il pas de passer ? De suites en antépisodes en passant par les redémarrages ponctuels, ou « reboot », c’est-à-dire ces moments où le studio remet les compteurs à zéro avec un superhéros (on aura droit sous peu à une troisième « première aventure » de Spider-Man en moins de 15 ans), la tendance fait plus que se maintenir : elle se renforce.
« Dans les comic books eux-mêmes, on se trouve en ce moment toujours dans une déconstruction très critique du mythe du superhéros comme justicier panaméricain impérialiste,explique Antonio Dominguez Leiva, professeur à l’UQAM dont les champs d’expertise incluent la culture populaire, l’histoire populaire, le cinéma et la bande dessinée. On peut remonter à l’ère Thatcher et Reagan et au mouvement punk “Kill Your Idols” qui a donné lieu à une veine plus sombre dans le traitement des superhéros. L’avènement de Watchmen et de Dark Knight Returns, des superhéros crépusculaires, a changé la donne à cet égard. Au cinéma cependant, c’est encore majoritairement le modèle de vertu épique qui prévaut, avec des exceptions notables, comme la trilogie Dark Knight [Batman] de Christopher Nolan. »
Pourquoi cela ? Le spectacle récurrent de cités sauvées in extremis de l’anéantissement résonnerait-il différemment de nos jours ?
D’un mythe à l’autre
« On a beaucoup invoqué le 11 septembre 2001 et la guerre contre la terreur, cette terreur qui peut surgir n’importe quand de n’importe où, pour expliquer la soudaine et immense popularité des films de superhéros. L’imaginaire américain a été d’office obnubilé par cette idée, car elle renvoie au mythe fondateur de l’Amérique, avec ces pionniers assiégés par un environnement hostile. On a ainsi une civilisation fragile menacée de partout qui a besoin de figures sacrificielles, de figures héroïques. Sur le plan sociologique, il y a cette “idéologie de la consolation” qui permet de dire que l’Amérique peut se remettre car elle a cette capacité de sacrifice ainsi que ces superhéros qui incarnent ses valeurs », ajoute Antonio Dominguez Leiva.
On se rassure collectivement, et tant pis si on se fait inlassablement raconter la même histoire. Même que le schéma narratif consacré n’apparaît pas comme une lacune, mais comme un atout : le réconfort et l’indifférence.
« C’est pour cela que les superhéros sont bel et bien un grand mythe états-unien, et c’est aussi pour cela qu’avec les attentats du 11 septembre 2001, les studios hollywoodiens ont trouvé une occasion idéale de faire quelque chose dont ils rêvaient depuis longtemps, à savoir miser sur le succès des superhéros des comic books en les transposant au cinéma. Des tentatives fructueuses [les Batman de Tim Burton] et moins fructueuses [leCaptain Americade 1990] avaient été faites auparavant, bien sûr, mais le timing était d’autant plus parfait que la technologie permet désormais la réalisation d’effets spéciaux d’une authenticité sidérante. Cela facilite l’adhésion à ces propositions fantastiques. Il n’y a plus d’effet de distanciation. »
Superdollars
Et le public embarque, massivement. Seuls ou en groupe, les Avengers ont généré pour le studio Marvel, désormais la propriété de Disney, plus de 6 milliards de dollars américains. Ajoutez à cela les 775 millions engrangés par les Gardiens de la galaxie, issus du même univers… Également nés chez Marvel mais sous licence chez 20th Century Fox, les X-Men et les 4 Fantastiques ne sont pas en reste. Puis il y a les « concurrents » de DC Comics, qui comprennent des justiciers célèbres tels Batman et Super-Man, ceux-là affiliés au studio Warner Bros. Et c’est sans compter les créations venues de Dark Horse Comics, comme Hellboy. Peu importe leur provenance, les revenus cinématographiques considérables générés par ces superhéros s’en vont tous à Hollywood.
« Sur le plan économique, et selon la logique capitaliste dominante, il y a cette volonté de convergence intermédiatique qui voit les industries culturelles s’agglutiner afin de former de grands empires, des conglomérats intermédiatiques, explique le chercheur. Les “franchises” de superhéros se déclinent dans plusieurs médias différents et en plein de produits dérivés différents : c’est ce qui motive le fonctionnement de ces films. »
Le superhéros et l’enfant (intérieur)
Mais, et on revient à la question de départ, qu’est-ce qui « motive » le public à en redemander de la sorte ? « Il faut comprendre que ces films sont conçus pour plaire, plus particulièrement, à un public âgé de 10 à 25, 35 ans maximum. D’ailleurs, l’une des raisons pour recommencer périodiquement les séries du début est de fidéliser un public plus jeune après avoir perdu une partie du public plus vieux. Cette technique est directement héritée du comic book, qui a en outre lancé le procédé du croisement d’univers afin de faire se rencontrer des personnages. »
À maints égards, le comic book offre un modèle d’affaires éprouvé que le cinéma a su récupérer alors même que l’industrie vit une crise majeure, faisant du film de superhéros le seul genre ou presque avec lequel on est certain de faire de l’argent ad infinitum, les enfants prenant la place de leurs parents au guichet le moment venu, quoique, étant donné les recettes, ces derniers continuent à l’évidence d’accourir. Peut-on dire, à ce propos, que les films de superhéros confortent « l’enfant intérieur » de tout un chacun ?
« Certainement. Or, si un enfant est facile à éblouir, il est tout aussi facile à duper. Vus sous cet angle, ces blockbusters deviennent de redoutables outils de propagande des “valeurs américaines” déjà évoquées. À terme cependant, c’est l’ampleur du pari économique qui ressort. Avec tous ces superhéros, mais aussi avec Star Wars qui revient ainsi qu’avec Star Trek, on assiste à un retour en force de la “sérialisation”, avec toutes ces franchises à décliner. Je crois qu’au cinéma, on assiste ni plus ni moins à une “franchisation” de l’imaginaire. »
À l’heure où les multiplexes sont aux prises avec d’importantes baisses d’achalandage en raison de la multiplication des plateformes de diffusion, Hollywood, longtemps surnommée « l’usine à rêves », semble avoir trouvé la solution à son problème : le rêve usiné.
L’homme derrière les surhommes
Né à New York en 1922 dans un milieu modeste d’origine juive-roumaine, Stanley Martin Lieber grandit durant la Grande Dépression. Passant parfois des journées entières au cinéma, où, pour deux sous, on peut oublier la misère des heures durant, il se projette dans les exploits héroïques d’Errol Flynn, vedette de serial et de films de cape et d’épée. Après des études au collège du Bronx, il exerce mille et un métiers, dont celui de rédacteur de notices nécrologiques. En 1939, avec l’aide d’un parent, il entre au service de Timely Comics à titre d’assistant. Loin de pouvoir laisser libre cours à son imaginaire débordant, il ne peut à ce stade qu’admirer le travail des artistes en remplissant leur encrier. En 1941, il fournit le texte d’une aventure du Capitaine America, une création de Joe Simon et Jack Kirby. Il prend alors le pseudonyme Stan Lee, préférant réserver son vrai nom pour son « grand roman américain », un noble rêve qu’il caresse depuis l’adolescence. Stan Lee deviendra finalement son nom légal. Quant à ses velléités littéraires, elles seront éclipsées par son succès fulgurant en tant que créateur de superhéros. Ainsi, seul ou en collaboration avec Simon et Kirby, Stan Lee se trouve à l’origine de centaines de superhéros. Bon pied bon œil en dépit de ses 92 ans, il coproduit tous les films tirés de son œuvre. Enfin, il est reconnu comme l’une des forces vives ayant permis à Marvel de passer du statut de maison d’édition à celui d’entreprise multimédia.Le (super) plafond de verre

Et c’est pas fini…
Disney, Warner Bros. et 20th Century Fox ne s’attendent visiblement pas à un étanchement de la soif du public pour les films de superhéros. De fait, chacun prévoit continuer de piger dans son bassin respectif. Les dates de sortie de plus d’une douzaine de productions sont même d’ores et déjà arrêtées.17 juillet 2015 : Ant-Man, ou les tribulations d’un cambrioleur capable de rétrécir tout en décuplant sa force.
7 août 2015 : Fantastic Four, ou la nouvelle tentative d’imposer au grand écran Monsieur Fantastique, la Femme invisible, la Torche humaine et la Chose.
25 mars 2016 : Batman vs Superman, ou la rencontre au sommet entre deux figures mythiques.
6 mai 2016 : Captain America : Civil War, ou le face à face entre l’idéaliste Capitaine America et le cynique Iron Man.
27 mai 2016 : X-Men : Apocalypse, ou le huitième opus mettant en vedette le Professeur X, Magneto et leurs supermutants (en incluant les deux Wolverine).
2 novembre 2016 : Doctor Strange, ou les exploits d’un neurochirurgien doublé d’un magicien.
5 mai 2017 : Les gardiens de la galaxie 2, ou la suite des péripéties intergalactiques de la bande mal assortie.
28 juillet 2017 : Spider-Man : the New Avengers, ou les débuts, prise 3, de Peter Parker, alias l’Homme-araignée.
3 novembre 2017 : Thor : Ragnarok, ou le troisième opus des aventures du dieu Tonnerre, as de la mailloche.
4 mai 2018 : Avengers : Infinity War – Part 1, ou lorsqu’on double la mise.
6 juillet 2018 : Black Panther, ou le premier superhéros noir de la culture « mainstream ».
2 novembre 2018 : Captain Marvel, ou ce superhéros à l’identité flottante ayant connu maintes incarnations graphiques.
3 mai 2019 : Avengers : Infinity War – Part 2, ou lorsqu’on perd le compte.
12 juillet 2019 : Inhumans, ou l’avènement d’une famille royale de surhommes.