Sous la férule

Rarement un film, version courte, version longue, aura été primé deux fois au Festival de Sundance. C’est le cas du merveilleux Whiplash de l’Américain Damien Chazelle. Le long métrage y récoltait cette année le Grand Prix du jury et le Prix du public, alors que le court métrage dont il est tiré remportait le Prix du jury dans sa section en 2013. Ajoutons qu’il fut ovationné à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes. Le voici lancé !
Avec une grande tension psychologique, ce film d’initiation à la dure est une oeuvre sur le pouvoir et la manipulation, mais aussi sur les voies mystérieuses qui permettent l’éclosion d’un talent, au besoin sous le fouet d’un tyran. On pense à Black Swan d’Aronofsky et, en mode mineur, au Boychoir de François Girard, qui roulent sur des thèmes analogues.
Ajoutez un excellent duo d’acteurs, dominé par la partition de J. K. Simmons, admiré dans Juno, pour une fois vraiment bien mis en lumière. Le crâne rasé, avec la même énergie virile, il ressemble, en moins monolithique, à Bruce Willis. Le troisième personnage-clé est la musique de jazz elle-même, surtout la percussion, formidable.
Chazelle, qui a un passé de batteur et qui livre ici une oeuvre autobiographique, possédait comme ses deux interprètes principaux de solides connaissances musicales, d’où l’impression d’entrer en jazz avec des pros. En prime : ce côté quasi documentaire tissé de vérité.
Miles Teller incarne, entre fougue, délire et sensibilité, le jeune batteur aussi doué que pas trop sûr de lui, mais assoiffé de reconnaissance. Sa pratique l’accapare tellement — ses doigts en saignent — que ni ses amis, ni son père (Paul Reiser, figure tutélaire remplie de bonnes intentions), ni sa copine trop négligée (Melissa Benoist, placée pour la romance, trop vite écartée) ne peuvent le détourner de son obsession artistique : celle d’égaler ou de dépasser le fameux Buddy Rich. Mais le musicien trouvera son maître, comme on dit.
Dans le fictif Manhattan’s Shaffer Conservatory of Music règne le despotique chef d’orchestre de jazz. Et le chapelet d’insanités, d’injures racistes, sexistes, vulgaires autant qu’arbitraires répandues sur les musiciens humiliés sans répit, ou carrément assaillis physiquement, transforme son cours en porte pour l’enfer. Dans ce film indépendant, au petit budget, le cinéaste capte ses images au rythme du jazz, avec un vrai style : caméra mobile courtisant des gros plans traumatiques, coupes rapides, éclairages à la fois chauds et inquiétants, qui nous entraînent dans la frénésie et la névrose du jeune personnage. Chazelle refuse l’appui de scènes faciles, accentuant au contraire la violence et l’injustice d’un apprentissage destiné à casser les meilleurs musiciens pour les entraîner au-delà d’eux-mêmes, et pour assouvir les instincts sadiques du maître avec dommages collatéraux : le suicide d’un ancien élève qui lui coûtera cher.
Hélas, le rebondissement final, arrivé trop vite, en pirouette, tiré par les cheveux, n’arrive guère à conclure son thriller psychologique comme il l’eût mérité. Ce jeune cinéaste pétri de talent aura pourtant démontré tout du long une habileté à créer et à maintenir une tension, avec deux interprètes en grande forme, pour le grand bonheur des amateurs de jazz aussi, que le compositeur Justin Hurwitz a comblés.