Touche pas à mon île!

Richard Desjardins peut être fier, et rassuré : un autre artiste vivant très bien de son art et usant de son indépendance pour une cause plus grande que sa modeste personne prend à son tour la caméra pour partager son indignation. L’auteur-compositeur-interprète avait causé un véritable tsunami populaire en signant L’erreur boréale (1999), radiographie sans complaisance des pratiques douteuses de l’industrie forestière. Dominic Champagne, lui, remet en question avec la même éloquence, et un même sentiment d’urgence, le discours et les méthodes de l’industrie pétrolière dans Anticosti — La chasse au pétrole extrême.
Ceux qui ignoraient tout du grand manitou derrière le décapant Cabaret Neiges noires et plus tard des spectacles flamboyants du Cirque du Soleil (Love, Zumanity, Varekai) l’auront découvert en 2010 dans le rôle du brillant opposant à l’exploitation des gaz de schiste dans la vallée du Saint-Laurent. André Caillé, un des porte-parole de cette industrie, fait sans doute encore quelques cauchemars en songeant à ses affrontements verbaux avec ce fort en gueule.
Cette conscientisation était d’abord toute personnelle — on allait creuser dans sa cour… — et c’est un peu avec le même sentiment de proximité qu’il débarque sur cette île magnifique, immense, où l’on compte plus de chevreuils que d’habitants. D’abord sous le contrôle du chocolatier Henri Menier, puis d’une compagnie forestière, la Consolidated Paper, le gouvernement du Québec en a finalement pris possession en 1974 ; Robert Champagne, sous-ministre dans le gouvernement de Robert Bourassa et un acteur de cette transaction historique, était le père de Dominic. Et c’est avec son fils Jules que le metteur en scène partage sa révolte, en plus de donner la parole aux Anticostiens, divisés devant ce qu’il nomme ironiquement « le beau risque du pétrole ».
Sur un ton parfois lyrique mais n’excluant jamais données scientifiques, propos d’experts et images éblouissantes, le documentariste pamphlétaire multiplie les raisons de freiner cette frénésie en terre vierge et sauvage, et d’envisager notre société sous un autre angle que celui de la croissance infinie. Son plaidoyer ne manque pas de partisans — le sociologue Gilles Gagné, le géologue Marc Durand, l’économiste Éric Pineault, et bien d’autres beaux esprits —, mais on ne sera guère étonné de la discrétion des chantres du pétrole. La présence de Champagne sur leur île en dérange certains, mais peu d’entre eux oseront lui dire devant sa caméra.
Sa force de frappe est pourtant impressionnante : il épingle les contradictions de Pauline Marois (un jour pour l’électrification des transports, le lendemain pour les mirages des barils sortis des tréfonds d’Anticosti), envoie son fils se promener au Dakota du Nord pour voir l’envers du miracle économique lié aux gaz de schiste et s’approche, non sans mal, des sables bitumineux de l’Alberta. Son film, qu’il ne faut surtout pas confondre avec un « reportage », illustre un point de vue personnel, assumé, lyrique. Comme Desjardins, il n’hésite pas à évoquer sa famille pour justifier sa colère. Bref, l’artiste, mais surtout le citoyen, met cartes sur table : qui m’aime, s’inquiète et s’indigne, me suive…
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