Courroie de transmission pour solution finale

La caméra pénètre dans la vieille synagogue de Prague, près du cimetière aux pierres tombales juchées les unes sur les autres. Et une émotion nous submerge.
Photo: Video Service Corp La caméra pénètre dans la vieille synagogue de Prague, près du cimetière aux pierres tombales juchées les unes sur les autres. Et une émotion nous submerge.

En écho à la semaine commémorative des familles victimes de l’Holocauste, le Cinéma du Parc présente le documentaire Le dernier des injustes de Claude Lanzmann (derrière Shoah), lancé hors compétition à Cannes en mai dernier. Précisons que la copie avec sous-titres français sera projetée le 27 avril et celle avec sous-titres anglais, du 27 avril au 3 mai. Le film dure 220 minutes.

 

Le Français Claude Lanzmann, avec ses trois volets sur la Shoah (9 h30, en tout), avait marqué en 1985 un tournant décisif dans la représentation de l’Holocauste (sans document d’archives ni recréation des nazis). Le tournage avait engendré d’autres films, dont un sur la visite de la Croix-Rouge au camp de Theresienstadt, un autre sur les assassinats d’officiers nazis par des Juifs révoltés à Sobibor, etc. Et puis cette fois,
Le dernier des injustes.

 

Lanzmann s’est approprié la Shoah en une sorte de mausolée cinématographique unique par son ampleur et la somme de ses dédales. D’une fois à l’autre, une même question est posée, sans réponse, sur l’éthique personnelle devant l’obéissance aveugle aux ordres. Si cette question se pose tous les jours, son acuité devient insoutenable lors de massacres commandés par l’État, le IIIe Reich demeurant un laboratoire monstrueux des errances de la conscience humaine.

 

Mais rien n’est simple évidemment, et si Lanzmann donne ici, toujours en utilisant ses tournages anciens, la parole à Benjamin Murmelstein, rabbin qui fut le seul doyen des Juifs épargné pendant la guerre, il ne le charge pas. Rappelons que les ghettos juifs étaient, sous le régime d’Hitler, administrés par des anciens à la tête des conseils juifs, courroies de transmission entre les nazis et les déportés des camps, qu’ils désignaient souvent eux-mêmes. Leur réputation était terrible.

 

Lanzmann, qui mit du temps à ferrer son homme, l’interviewe sur les lieux de l’action, pour ainsi dire, au fameux camp dit « modèle » de Theresienstadt, non loin de Prague, exhibé pour leurrer les visiteurs, dont les délégués de la Croix-Rouge internationale (on voit les extraits du film de propagande tiré de cet épisode). Ce camp connut trois doyens, dont Murmelstein, le seul à n’avoir pas été exterminé après coup d’une balle dans la nuque, mort à Rome en 1989.

 

Le pouvoir dans le non-pouvoir

 

L’homme était un personnage fascinant, qui permit l’émigration de 120 000 Juifs, se battit contre la destruction du ghetto, mais livra aussi d’autres Juifs, ayant l’impression, comme il l’explique, d’accomplir une mission en sauvant ce qu’il croyait pouvoir sauver, interlocuteur privilégié d’Adolf Eichmann, le bourreau bureaucrate de la solution finale, jugé et exécuté en Israël. Murmelstein refuse de voir en lui le symbole de la banalité du mal, contre l’avis d’Hannah Harendt (il fait la preuve qu’Eichmann participa à la Nuit de cristal, avec destruction des ghettos, synagogues, commerces, etc.). Après la chute du régime nazi, Murmelstein fut écroué en Tchécoslovaquie durant 15 mois, puis vécut à Rome, innocenté mais sa tête mise à prix en Israël, où il ne mit jamais les pieds.

 

L’homme au visage rondouillard est roué, brillant, retors. Il dit avoir aimé le risque et une forme de pouvoir, mais dans le non-pouvoir, comme une marionnette. Voici un être qui patinait entre le pire et le faisable, par ailleurs habile à jouer avec les mots, d’où sans doute sa survie. Mais on ignorera toujours pourquoi les nazis l’ont vraiment épargné.

 

Les décors changent. La caméra pénètre dans la vieille synagogue de Prague, près du cimetière aux pierres tombales juchées les unes sur les autres. Et une émotion nous submerge. Le documentaire est cousu de grands moments, d’abord dynamique puis rempli de longueurs. Lanzmann, depuis Shoah, semble se croire obligé d’étirer la sauce. Trop, cette fois. On est frappé par la dernière image des deux hommes devenus compères, marchant en se tenant par le bras, car juger d’amour et de haine au temps du choléra n’est pas chose aisée. Même le cinéaste de Shoah y perd parfois sa carte et sa boussole et ouvre in fine la porte aux réconciliations.


 

V.o., s.-t.f. et V.o., s.-t.a. : Cinéma du Parc (dès le dimanche 27 avril).

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