Le riche héritage d’un maître de l’animation

Au creux de la forêt, un arbre est tombé ; grand chêne à l’écorce tendre. Illustrateur, cinéaste et militant écologiste, Frédéric Back s’en est retourné à la terre qui lui était si chère la veille de Noël. Emporté par un cancer à 89 ans, il dessinait depuis l’âge de 2 ans. C’est dire que sa vie artistique fut presque aussi longue que son existence tout court. Son legs au monde du cinéma d’animation, auquel il a donné des fleurons comme L’homme qui plantait des arbres, n’en est que plus riche.
Né le 8 avril 1924 à Saint-Arnual, un « village dans la ville » de Sarrebrück, en Allemagne, Frédéric Back grandit à Strasbourg, où ses parents l’encouragent à dessiner. En 1938, à l’école Estienne de Paris, où il étudie la lithographie, il se découvre des affinités avec l’oeuvre du peintre français Mathurin Méheut, qui lui enseigne subséquemment à l’École des beaux-arts de Rennes.
« Mathurin Méheut agit pour tous les élèves avec cet élan et cette amitié. Il m’aide à m’enhardir et à acquérir une certaine individualité. J’essaie d’atteindre cette spontanéité étonnante qui est la sienne. […] Il nous envoie dans la nature pour croquer, dessiner ou peindre à la gouache sur le motif afin d’étudier la vie des plantes, et les animaux et les humains dans leurs activités. Lui-même court la campagne pour faire de même », se rappelle Frédéric Back dans son autobiographie virtuelle.
Dans ses croquis comme dans sa vie, ses préoccupations sont les mêmes, comme en témoignent ces souvenirs estudiantins : « Lors des vacances, j’ai la chance de séjourner chez des parents de ma mère qui possèdent des fermes et des animaux. Libérer les cochons sous prétexte de nettoyer leur sombre réduit, amener les vaches à l’abreuvoir, conduire la jument “Lisette” sont des privilèges ! Tourner le foin, nettoyer les plants de tabac, ramasser les fruits, nourrir les lapins est exigeant, mais je suis fier d’apprendre à faire ces travaux. Vivre dans cette ambiance active me ravit et inspire des dessins que j’offre en souvenir. Pour moi, les paysans sont les gens les plus utiles à la société, exerçant un métier complexe, et trop souvent dédaigné ! »
La cohérence
Alors que l’Europe panse ses plaies après la Deuxième Guerre mondiale, une romance épistolaire éclaire le quotidien de Frédéric Back, qui, après deux ans de fréquentations manuscrites, gagne le Québec et son amour Ghylaine Paquin, qu’il épouse en 1949. Christian, Süzel et Francis naissent de leur union.
Dès son arrivée à Montréal, Frédéric Back succède à Paul-Émile Borduas à l’École du meuble. En 1952, il est embauché au tout nouveau réseau de télévision Radio-Canada à titre de lettreur et d’illustrateur. Au studio d’animation de la société d’État, en 1969, il réalise son premier film d’animation, Abracadabra, sur les péripéties d’enfants du monde entier unis pour libérer le soleil captif d’un sorcier. Le court métrage de 9 minutes est remarqué au festival d’Annecy, et le cinéma d’animation prend désormais le dessus dans la vie professionnelle de l’artiste.
Suivent Inon ou la conquête du feu, La création des oiseaux et Illusion ?. Puis, en 1975, Frédéric Back amorce la réalisation de Taratata, à la fois hommage au défilé de la Saint-Jean et dénonciation du progrès à tous crins qui « justifie tant de destructions du patrimoine et des milieux naturels ». Rebelote à Annecy, en 1977, et Grand Prix au festival de Lausanne, en 1979. Dans l’intervalle, Frédéric Back amorce la conception de Tout-rien, « une allégorie de la création du monde ; du néant émerge un univers de richesses. Les espèces animales sont satisfaites de leur sort, mais l’humanité est sans cesse insatisfaite, confondant bonheur et possession », dixit l’auteur.
La constance
Alors que cette ode à la simplicité volontaire avant la lettre est mise en nomination à l’Oscar du meilleur court métrage d’animation en 1981, Frédéric Back a d’ores et déjà terminé la réalisation de Crac !, qui, lui, remporte la statuette dorée en 1982. Virtuose dans sa naïveté apparente, l’animation brosse un portrait intime de l’évolution de la société québécoise à travers l’histoire d’une chaise berçante.
De passage à Los Angeles durant cette période, Hayao Miyazaki, cinéaste d’animation surnommé, à tort, le « Walt Disney japonais », assiste à une projection de Crac ! et s’en trouve transformé.
Les films de Miyazaki, de Nausicaä de la vallée du vent à Ponyo sur la falaise, attestent tous par la suite un parti-pris écologique marqué, une méfiance par rapport à la technologie, et une foi pérenne dans les enfants. Lors de la sortie en vidéo au Japon de L’homme qui plantait des arbres, Miyazaki insiste pour écrire un texte de présentation, subjugué par la fluidité et la grâce avec laquelle son aîné anime le feuillage. Son confrère et compatriote Isao Takahata, de son côté, consacre un ouvrage entier au film.
Chef-d’oeuvre absolu de Frédéric Back, L’homme qui plantait des arbres commence à prendre forme, comme ses prédécesseurs, dans le petit bureau radio-canadien du cinéaste à l’aube des années 1980. « Autour de moi, personne ne croit à l’intérêt d’une histoire aussi banale, à l’action presque statique et portant un titre aussi long. […] C’est le début de laborieuses démarches pour obtenir les droits sur un texte que Jean Giono a offert gratuitement “pour faire aimer les arbres”.[…] Subjugué par le texte, je n’arrive que trop rarement à faire des images évocatrices, esquissées, légères, commente Frédéric Back après que la famille Giono lui eut consenti les droits en 1983. La précision réaliste revient au galop et les dessins finissent à la poubelle. J’essaie d’accompagner seulement le texte, je voudrais que les images ne soient qu’un moyen pour le faire passer sur les écrans, car cette générosité qui ne cherche de récompense nulle part contient l’essentiel de la découverte du bonheur. »
La reconnaissance
On connaît la suite : la narration sublime de Philippe Noiret, un deuxième Oscar, un succès mondial. Parmi les plus ardents admirateurs du film, les collègues Michel Ocelot (Kirikou et la sorcière), Alexandre Petrov (Le vieil homme et la mer), et surtout, le grand Paul Grimault (Le roi et l’oiseau) qui, à Paris, organise des projections spéciales.
Une évocation engagée et poétique de ce que fut jadis le Saint-Laurent, Le fleuve aux grandes eaux, confirme par la suite que Frédéric Back, un virtuose intègre, évolue dans une classe à part. Membre de la Société pour vaincre la pollution, d’Eau Secours ! et fondateur de la Société québécoise pour la défense des animaux, l’artiste s’affirme en outre comme un homme de convictions qui passe volontiers du dessin aux actes.
Ému, le critique et historien du cinéma d’animation Charles Solomon se souvient ainsi de son vieil ami sur son blogue d’Indiewire : « Frédéric écrivait comme il parlait — avec une passion pour la nature, une foi dans la terre — de l’art de l’animation et de comment on pouvait l’utiliser pour aider à corriger les désastres que les humains infligent à la planète. »
De fait, telle était la philosophie de Frédéric Back qui, sur son site encore, conclut : « Mes films sont devenus des “classiques” que l’on étudie dans les universités et les écoles d’animation sous leurs aspects techniques, artistiques et culturels. Cela dépasse tout ce à quoi je pouvais rêver et me surprend encore. Cela démontre que l’art engagé est possible et valable. » Ainsi, l’homme qui aimait les arbres et qui contribua à ce que l’on en plante davantage aura-t-il récolté, de son vivant, un peu de ce qu’il a si généreusement semé.