Seuls contre un géant

La poursuite pour diffamation intentée en 2008 par Barrick Gold contre la maison d’édition Écosociété a provoqué de très vives réactions au Québec. Et pour cause. Non seulement était-il question d’interdire la circulation d’un livre relatant de nombreux cas d’abus qu’auraient commis des sociétés minières canadiennes en Afrique, mais les moyens financiers dont disposaient les parties impliquées étaient disproportionnés. Ce cas, que certains n’ont pas hésité à qualifier de poursuite bâillon, a inspiré le documentaliste Julien Fréchette. Avec Le prix des mots, il retrace le parcours judiciaire vécu par les auteurs et Écosociété au cours de cette saga de près de quatre ans.
Tout a commencé en avril 2008, à quelques jours de la publication du livre Noir Canada : pillage, corruption et criminalité en Afrique. La multinationale Barrick Gold envoie à Écosociété et aux auteurs du livre une mise en demeure afin de bloquer la publication de l’ouvrage, qu’elle juge diffamatoire. La maison d’édition décide tout de même d’aller de l’avant et la poursuite ne tarde pas. La minière réclame cinq millions à titre de dommages moraux et compensatoires, de même qu’un million à titre de dommages punitifs. Une telle somme représente 25 fois le chiffre d’affaires annuel de la petite maison d’édition.
S’enclenche alors ce qui apparaît comme un long processus judiciaire, avec tout ce que cela comporte pour les auteurs du livre, mais aussi Écosociété. Certes, des avocats, des artistes, des politiciens et des éditeurs leur offrent leur appui. Mais la complexité des procédures, qui s’étirent jusqu’en octobre 2011, pèse lourd sur les épaules de ceux qui ont à se défendre.
Julien Fréchette a justement voulu que le spectateur soit confronté à cette épopée kafkaïenne dans l’univers judiciaire, mais en prenant soin de ne pas porter de jugement sur l’action entreprise par la minière multimilliardaire. En entrevue au Devoir, il admet d’ailleurs avoir pris beaucoup de précautions en traitant du sujet. « Dire que c’est une poursuite bâillon, ce serait présumer des intentions de l’entreprise. Je ne crois pas qu’on puisse faire ça. L’effet de la poursuite a été de faire taire, mais est-ce que c’était l’intention ? »
Dans l’antre de la bête
Le réalisateur a plutôt décidé d’articuler le propos de son documentaire autour d’Alain Deneault, l’un des trois coauteurs de Noir Canada. Il l’a d’ailleurs filmé sur une période de près de quatre ans. « On se pose en observateur de ce cas, explique-t-il. Barrick Gold ne peut pas nier qu’elle a entrepris cette poursuite. Elle peut ne pas aimer qu’on en reparle d’un point de vue personnel, à hauteur d’homme. Mais c’est une démarche pertinente. L’idée, c’est de plonger le spectateur dans le tourbillon que représente une telle poursuite. Lui faire voir ce que ça peut vouloir dire de se faire traîner dans l’arène judiciaire par une entité qui a beaucoup de moyens financiers. »
M. Fréchette a aussi voulu montrer ce qui se passe, au-delà de la « perspective idéaliste » d’un tel combat contre de puissants intérêts financiers. « Dans la réalité, on perd des plumes, on s’écorche, et au bout d’un certain temps, l’énergie du début n’est plus là. C’est ça aussi que je trouvais intéressant, d’un point de vue cinématographique. C’est ce que j’ai constaté en côtoyant Alain Deneault, mais aussi les gens d’Écosociété. Ça influence les personnes impliquées, c’est épuisant. »
Le chercheur Alain Deneault, qui a plusieurs ouvrages à son actif, est ressorti de cette saga profondément amer par rapport à notre système de justice. « J’ai l’impression que le système de justice est structurellement corrompu par l’argent. Je ne parle pas d’enveloppes brunes, mais l’argent corrompt le système en tant que système. La culture de l’argent est omniprésente à toutes les étapes procédurales de l’institution judiciaire. » Au point où les moyens financiers viennent, selon lui, fausser le jeu. « Le système de justice actuel peut se transformer en arme pour ceux qui y ont accès contre ceux qui n’y ont pas accès », laisse-t-il tomber.
Questions légitimes
Au final, Julien Fréchette retient tout de même que la maison d’édition et les auteurs de Noir Canada ont eu raison d’aller de l’avant avec la publication de l’ouvrage. « Qu’importe s’il y a eu faute ou non dans le livre, qu’importe les reproches qu’on peut faire aux auteurs par rapport à leur méthodologie, on ne peut que leur donner raison sur la nécessité de réfléchir au rôle que jouent les compagnies minières canadiennes à l’étranger. » Des entreprises qui occupent une place de choix dans les investissements de millions de Canadiens en vue de leur retraite.
Alain Deneault rappelle pour sa part que le livre cite de nombreuses sources déjà publiques, dont des rapports de l’ONU, qui estiment que des minières canadiennes auraient commis des abus dans différents pays africains. « Comme chercheurs, à partir des sources disponibles, on peut conclure qu’il y a matière à enquête publique », explique-t-il. Dans ce cas, faire taire des intellectuels qui soulèvent des questions d’intérêt public représenterait un dangereux précédent. « C’est un cas très grave qui devrait susciter un débat fondamental sur le fait que les acteurs qui participent au débat public ne sont pas immunisés dans ce pays, contrairement à ce qui prévaut aux États-Unis », fait valoir M. Deneault.
Par ailleurs, le cas n’a pas permis de tester les dispositions de la loi québécoise contre les poursuites bâillons, adoptée en 2009. Les deux parties en sont venues à une entente hors cours en octobre 2011. En vertu de celle-ci, Noir Canada a été retiré des tablettes des librairies. Il demeure toutefois présent dans les bibliothèques.
Écosociété doit toujours faire face à une autre poursuite, intentée celle-ci par la minière Banro devant les tribunaux ontariens. La minière lui réclame cinq millions de dollars.