Festival international de Karlovy Vary - La bête de foire

La comédienne Marie-Évelyne Lessard, qui accompagne le réalisateur Martin Laroche au FIKV, signale qu’«en répétition, on travaillait comme si j’allais être devant la caméra. Rendus sur le plateau, j’étais derrière,  ce qui a demandé un vrai travail d’adaptation»
Photo: Source Les Manèges humains La comédienne Marie-Évelyne Lessard, qui accompagne le réalisateur Martin Laroche au FIKV, signale qu’«en répétition, on travaillait comme si j’allais être devant la caméra. Rendus sur le plateau, j’étais derrière, ce qui a demandé un vrai travail d’adaptation»

Karlovy Vary - Le monde forain et l’excision. Comme sujet imposé dans une joute d’improvisation, on trouverait difficilement plus casse-cou. Mais qui donc aurait pu imaginer ces deux motifs aux antipodes formant le corps et le coeur d’un long métrage de fiction? Réponse: Martin Laroche. Le jeune cinéaste originaire de Sherbrooke relève le défi avec brio dans Les Manèges humains, une oeuvre simple et bouleversante projetée samedi en première mondiale au 47e Festival international de Karlovy Vary (FIKV), en République tchèque.

Martin Laroche avait deux idées de films en chantier, l’un sur une foire ambulante, l’autre sur l’excision, lorsque l’idée lui est venue de les jumeler dans un film de fiction racontant l’histoire de Sophie (Marie-Évelyne Lessard), une documentariste de formation, qui gagne sa croûte au comptoir à fléchettes d’un de ces établissements. Alors qu’à la demande de son patron (Michel Vézina) elle tourne une vidéo promotionnelle, Sophie se laisse prendre au jeu de la confession et, caméra au poing, finit par révéler qu’elle a été excisée dans son pays natal d’Afrique, peu avant d’émigrer au Canada à l’âge de quatre ans.

«L’excision est un sujet connu, mais il est encore tabou», confie Martin Laroche, rencontré à la sortie de la projection sur une terrasse de l’Hôtel Thermal, QG du festival. Au Québec, on en parle surtout comme d’un problème africain, qu’on observe avec distance. La connaissance occidentale, répertoriée, documentée, sur l’excision, est encore récente, bien que sa pratique soit millénaire».

Les trois quarts du temps, Sophie tient la caméra, tourne l’objectif vers ses collègues: sa meilleure amie (Stéphanie Dawson) et son chum (Alexandre Dubois), tous deux opérateurs de manèges, le préposé au casse-croûte (Normand Daoust) et le tombeur de ces dames (Marc-André Brunet) pour qui elle en pince, et respectivement. Mais c’est elle, la bête de foire, l’objet de curiosité qu’on cache, habituellement sous une tente et derrière un paravent savamment ajouré, ici derrière l’objectif de la caméra qui lui renvoie l’étonnement, la surprise, le chagrin,  bref tout un éventail de sentiments des collègues campés, et c’est très important, sur le territoire de la générosité, de la compassion, voire du plaisir.

Car nous sommes, rappelons-le, dans une micro-manufacture de bonheur, un lieu un brin décrépit mais plein de charme, où les enfants sont rois. Ça n’échappe pas au cinéaste, qui met bien en valeur son décor, et s’en sert surtout comme d’une métaphore pour illustrer la dualité intérieure de Sophie: J’aimais ces manèges un peu rouillés, sur lesquels tu peux attrapper le tétanos, et puis l’univers des forains, qui vivent ensemble tout le temps. Ça crée une sorte d’intimité qui, avec la problématique du corps de Sophie, prend une autre dimension», fait remarquer le cinéaste.

La comédienne Marie-Évelyne Lessard, qui accompagne le réalisateur au FIKV, signale qu’«en répétition, on travaillait comme si j’allais être devant la caméra. Rendus sur le plateau, j’étais derrière,  ce qui a demandé un vrai travail d’adaptation». La comédienne, qui n’a pas tenu la caméra, a trouvé la façon de la faire vibrer à ses émotions, d’une part en jouant comme si elle était devant, c’est-à-dire sans le luxe du texte dans les mains, d’autre part en étreignant le directeur-photo, de façon à ce qu’il ressente les vibrations de son corps afin que la caméra imprime ce transport subtil.

Le résultat est une fascinante illusion d’improvisation, en vérité longuement pensée, orchestrée, visuellement travaillée. La direction d’acteurs, amorcée durant de longues répétitions puis parachevée durant le tournage de 13 jours, est sans fausse note et donne lieu à quelques beaux instants de grâce, dont deux, il est vrai, impliquent Normand Daoust. Celui-ci est sidérant de vérité en quinquagénaire gentleman brisé par un malheur passé, doyen du groupe qui dénouera l’impasse de Sophie avec une superbe élégance. Le qualificatif, du reste, décrit tout aussi bien l’ensemble de l’oeuvre qui, distribuée au Québec par K-Films Amérique, devrait prendre l’affiche à l’automne.

Martin Bilodeau est en République tchèque à l’invitation du Festival international de Karlovy Vary.

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