Point chaud - Léa Pool entre «mystères et mensonges»

Surtout connue pour ses films de fiction intimes, la cinéaste Léa Pool propose avec L'industrie du ruban rose un documentaire choc... et choquant. À la veille d'être happée par le tsunami promotionnel qu'implique la sortie pancanadienne de son film, la cinéaste a fait le point avec Le Devoir sur un projet qui aura monopolisé trois ans de sa vie.
Lorsqu'on évoque le cancer du sein, la première chose qui nous vient à l'esprit, bien souvent, est le fameux ruban rose. Ce symbole est désormais intimement lié à la lutte contre ce terrible fléau. Or, apprend-on dans L'industrie du ruban rose, un documentaire troublant signé Léa Pool, derrière ledit ruban se cachent certaines réalités pas très roses.C'est en lisant l'article «Welcome to Cancerland», de Barbara Ehrenreich, puis l'essai Pink Ribbons inc. - Breast Cancer and the Politics of Philanthropy, de Samantha King, que la productrice Ravida Din eut l'idée du documentaire. Faisant fi du potentiel de controverse, l'ONF embarqua. Spécialiste de l'âme féminine et de ses frémissements, Léa Pool fut pour sa part déconcertée par ce qu'elle apprit.
«Je n'en revenais pas de constater combien un objet aussi minuscule pouvait receler de mystères et de mensonges», se souvient la réalisatrice d'Anne Trister. Par exemple, les liens étroits — et parfois incestueux — qu'entretiennent des organismes charitables aux allures de multinationales avec l'industrie cosmétique et pharmaceutique laissent perplexe. «Le manque de coordination entre les différentes entités de recherche sur le cancer du sein est également flagrant. Cela donne lieu à de la redite.»
«Malgré tout ce qui avait été déterré, ma première préoccupation était de montrer la sincérité des femmes qui marchent et courent pour la cause, insiste Léa Pool. Capter les témoignages partagés lors de ces rassemblements fut une expérience émouvante et il n'était pas question de remettre cela en cause. La solidarité de ces femmes est admirable. L'opportunisme des entreprises qui en profitent pour vendre leurs produits l'est moins. Lors de la marche Revlon, à New York, je n'ai pas vu le mot cancer une seule fois!» À la place, une musique joyeuse tonitruante, des confettis et des produits dérivés: sorbets roses, cosmétiques, alouette!
Des images de différentes marches pour la lutte contre le cancer du sein agissent comme un leitmotiv. «Mais où vont-elles? me suis-je demandé au bout d'un moment», raconte encore la cinéaste. Selon les statistiques recueillies par l'équipe de production, dans les années 1940, une femme sur 22 risquait de recevoir un diagnostic de cancer du sein. En 2011? Une sur 8. «On parle sans arrêt d'un remède; qu'il faut en trouver un, que c'est le but. Or voilà, on ne connaît même pas les causes précises de la maladie, comme le souligne la docteure Susan Love, LA sommité en la matière», argue Léa Pool. On se concentre sur ce qui se produit en aval, pas sur ce qui a causé la séquence en amont.
Et si, en identifiant la racine du mal, on compromettait la vente subséquente de médicaments? Et que dire de tous ces produits qui se sont «associés» à la lutte, une décision très lucrative? Leurs fabricants n'ont-ils pas intérêt à ce que la lutte en question dure le plus longtemps possible? Autant de questions qui se forment dans l'esprit du spectateur devant le portrait qui finit par émerger.
Quelque chose de pourri au royaume d'oncle Sam
Une cause, une image: c'est le rêve de n'importe quelle firme de relations publiques. Doit-on s'étonner que le ruban rose soit justement la création de l'une d'elles? Car initialement, cette petite bande de tissu fichée d'une aiguille était de couleur saumon. Charlotte Haley, une sexagénaire américaine ayant perdu mère et fille à cause du cancer du sein, en eut l'initiative en 1992 afin d'attirer l'attention sur l'importance de la prévention. Sur la carte accompagnant l'épinglette artisanale, il était écrit: «Le budget annuel de l'Institut national du cancer est de 1,8 milliard de dollars. De cette somme, seul 5 % va à la prévention. Aidez-nous à sensibiliser nos législateurs en portant ce ruban.»
Contactée par le magazine Self et la firme de cosmétique Estée Lauder, Mme Haley refusa toute forme d'association car elle réprouvait les desseins mercantiles de l'un et l'autre. Qu'à cela ne tienne, leur ruban à eux serait d'une autre couleur! Entrée en scène des avocats, puis des groupes témoins constitués uniquement de femmes chargées de déterminer quelle couleur était selon elles la plus rassurante. Naissance du ruban rose.
«Les millions pleuvent [1,9 milliard de dollars amassés par la fondation Susan G. Komen for the Cure à elle seule depuis 1982], mais personne, à ce jour, n'est parvenu à savoir avec exactitude où va l'argent», relate Léa Pool. Qui plus est, les grandes fondations demeurent éminemment discrètes quant aux fruits de toutes ces recherches qu'elles aident à financer. Bref, on sait combien est dépensé, mais de quelle manière et avec quels résultats: mystère.
Dérives et contradictions
L'aspect pécuniaire n'est pas le seul élément intrigant. «L'empire pharmaceutique AstraZeneca manufacture le tamoxifène, qui est couramment utilisé dans les traitements contre le cancer du sein. Par l'entremise d'une de ses filiales, AstraZeneca fabrique aussi de l'atrazine.» Plusieurs études ont démontré les liens entre cet herbicide et les cancers du sein et de la prostate. Devant un extrait d'entrevue de Katie Couric au Today Show avec l'ambassadrice Nancy G. Brinker (présidente fondatrice de Susan G. Komen for the Cure) et Robert C. Black, président de Zeneca Pharmaceuticals, on tique.
«Si au moins il s'agissait d'une conspiration, on pourrait la mettre au jour et l'affaire serait entendue, remarque l'une des participantes. Mais ce n'en est pas une. C'est simplement business as usual.» Mis au parfum de ce que des firmes cosmétiques associées à la lutte contre le cancer du sein vendent des produits contenant des agents cancérigènes comme le pétrole et le formaldéhyde, on se dit que l'éthique possède des propriétés élastiques insoupçonnées.
Droit de parole
Confrontée à toutes ces informations, Léa Pool aurait pu se rabattre sur un didactisme de bon aloi. «Je crois que Ravida est venue me chercher pour ma sensibilité, avance la réalisatrice. Chose certaine, il était pour moi impératif que le documentaire soit humain. C'est pour cette raison que je tenais tant à rencontrer les femmes de Stage-4.» Ces segments, particulièrement poignants, donnent la parole à des femmes aux prises avec un cancer du sein en phase 4. Il n'y a pas de phase 5. Avec elles, on entend un son de cloche différent.
«J'étais incapable de parler de la mort, confie l'une d'elles. Pourtant, j'y pensais en permanence. Puis j'ai réalisé que j'avais été programmée pour ne pas en parler.» Ici, point de musique joyeuse et de confettis: le jovialisme triomphant dans lequel on enrobe dorénavant la maladie, elles l'ont en travers de la gorge.
Barbara Ehrenreich, qui a elle-même souffert du cancer du sein, est particulièrement cinglante lorsqu'elle dénonce ce qui est selon elle une image grossièrement déformée de la réalité. «Couvertures de magazines à l'appui, on a fait du cancer du sein quelque chose de joli, de naturel et de sexy. Ce n'est rien de tout ça! C'est affreux!» Interrogées, de nombreuses femmes avouent en outre se sentir aliénées par l'optimisme forcé du discours dominant.
Une indignée à la fois?
En parlant de l'hégémonie du ruban rose, une des intervenantes évoque la difficulté d'opposer une voix discordante: «Pour qu'ils s'indignent, les gens doivent être informés des tenants et aboutissants de l'industrie du ruban rose. Mais voilà, à l'instar de la couleur elle-même, les mensonges qu'on leur raconte sont réconfortants. Et les gens tiennent à être réconfortés.»
Léa Pool est consciente des réactions épidermiques que pourraient susciter L'industrie du ruban rose. «Un documentaire ne peut pas tout faire. J'espère juste que celui-ci favorisera la tenue d'un vrai débat d'idées. Il y a au minimum des réponses à exiger aux questions que soulèvent les intervenantes, dont certaines ont fouillé le sujet pendant plus de vingt ans», conclut la cinéaste. L'industrie du ruban rose prend l'affiche le 3 février.
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Collaborateur du Devoir