Dans le ventre du dragon

L’exercice de l’État propose une virée privilégiée dans les coulisses du pouvoir.
Photo: Funfilms L’exercice de l’État propose une virée privilégiée dans les coulisses du pouvoir.

L'exercice de l'État s'ouvre sur une séquence onirique saisissante: dans un bureau cossu tout lambris, tentures et tapisseries, une femme nue se tient debout, offerte. Dans le coin opposé, immobile, un énorme crocodile la fixe, l'œil froid. Confiante et sensuelle, la femme s'avance puis s'agenouille, alors que le reptile ouvre bien grande sa gueule. De son plein gré, elle s'engouffre à l'intérieur. Plongé dans un profond sommeil, le ministre des Transports Bertrand Saint-Jean sourit, son sexe en mode piquet de tente.

On peut interpréter le rêve de monsieur le ministre de mille façons, le propre du songe en fiction étant, entre autres, de fournir une clé d'interprétation au lecteur/spectateur sans ouvrir la porte à sa place. Celui qu'a imaginé le cinéaste français Pierre Schoeller (Versailles) en guise de prologue est particulièrement intrigant.

Monstre étatique

Il est possible d'y voir la réflexion d'un homme qui est conscient de travailler dans un milieu carnassier (une bête est tapie dans son cabinet) mais qui, justement, en retire de l'excitation plutôt que de l'appréhension. L'ivresse du pouvoir. De manière métaphorique, ce crocodile bien gros et bien gras qui se repaît de victimes consentantes représente peut-être aussi cet État que sert Bertrand Saint-Jean. État: créature immuable et vorace carburant aux réformes absconses. Bref, deux minutes à peine se sont écoulées que déjà Pierre Schoeller met le cerveau du spectateur en ébullition. La suite est à l'avenant.

L'exercice de l'État propose une virée privilégiée dans les coulisses du pouvoir. Suivant le parcours d'un ministre en pleine ascension et animé des meilleures intentions, le scénario évite tous les clichés d'un genre qui en possède quelques-uns (maîtresse, drogue, trahisons, chantage, etc.). L'intrigue de Schoeller ne recourt à rien de tout cela. On demeure dans une quotidienneté plausible et pourtant fascinante.

Dépêché sur les lieux d'une tragédie routière, Saint-Jean est briefé par son attachée de presse. Il n'est là que pour quelques minutes. Chaque mot qu'il prononcera devant les journalistes est soupesé. Poseur! qu'on se dit. Puis on le retrouve sous la tente où sont allongées des dépouilles d'enfants. Le ministre se recueille, brièvement, mais sincèrement. On revoit alors son jugement de tout à l'heure; on ne fera que cela le film durant.

La séquence elle-même est très habilement filmée: au premier plan se trouve le protagoniste, debout, profil gauche, tandis qu'à l'arrière-plan un policier monte la garde, profil droit. Leurs vêtements se découpent sur la toile jaune, sur la neige au sol. L'image est empreinte de solennité; elle reste.

Olivier Gourmet est impérial dans le rôle de Bertrand Saint-Jean. En éminence grise qui a vu neiger, Michel Blanc lui vole presque la vedette; il paraît toujours en dire moins qu'il n'en sait. Toute la distribution fait honneur à la mise en scène raffinée et intelligente de Pierre Schoeller qui, on lui en sait gré, fait de la matière grise du spectateur une composante active de la réussite de L'exercice de l'État.

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Collaborateur du Devoir


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