L'entrevue - Le miracle de l'incarnation

Au générique du nouveau film de Micheline Lanctôt, Pour l'amour de Dieu, qui prend l'affiche chez nous ces jours-ci, Geneviève Bujold parle de son métier et des personnages qui peuplent sa filmographie riche et atypique, dans cet entretien exclusif accordé au Devoir.
Au téléphone, la voix est profonde, un peu râpeuse à présent, mais le timbre demeure clair et la parole, douce. On la reconnaît tout de suite, Geneviève Bujold. C'est le matin à Malibu, en Californie, où elle habite depuis les années 1970. L'illustre actrice québécoise s'apprête à repartir en tournage alors que, chez nous, le plus récent long métrage de Micheline Lanctôt, Pour l'amour de Dieu, dans lequel elle tient un rôle pivot, prend à peine l'affiche. Dans cette oeuvre épurée et touchante, Mme Bujold interprète une religieuse qui a cherché sa vie durant à concilier son amour pour un prêtre et celui qu'elle voue au Seigneur.«J'ai été éduquée au couvent d'Hochelaga parce que mes parents étaient très pauvres, raconte-t-elle. Ça m'a formée. Je me souviens de la chapelle, du jardin derrière le presbytère... c'était un jardin magnifique.» En devenant soeur Cécile, Geneviève Bujold a revisité ses souvenirs de petite fille. «Quand j'ai lu le scénario de Micheline, un de mes coups de coeur était la perspective de retourner dans cet endroit beau et calme. Lorsque je lis et que je fais "oui" de la tête sans m'en rendre compte, c'est pour moi.»
Deux fois une femme
Partager l'écran avec Micheline Lanctôt était un autre incitatif. Cheveux gris, cheveux blancs: les muses d'hier affichent leurs rides («Y a pas un gars qui va m'enlever le vécu du visage!»). C'est d'ailleurs dans l'une de leurs scènes communes qu'opère la «magie Bujold». À un moment, la comédienne est tellement habitée que la plainte qu'émet son personnage transcende l'effet fiction et s'insinue sous la peau du spectateur, provoquant un long frisson.
Un phénomène similaire survient dans Murder by Decree, un drame policier de 1978 opposant Sherlock Holmes à Jack l'Éventreur dans lequel, un peu comme dans Pour l'amour de Dieu, elle n'apparaît que brièvement, mais pour un maximum d'impact. Dans le rôle de la prostituée Annie Crook, elle livre au détective un long monologue halluciné qui lui vaudra l'un de ses quatre prix Génie. Sa Cassandre des Troyennes n'est alors pas loin.
Isabel, Obsession, Mon amie Max («Michel Brault, c'est la beauté, la lumière. C'est un ange gardien»), Mon petit doigt m'a dit: elle n'a pas son pareil pour incarner des personnages hantés par le souvenir, par la perte. Dans Kamouraska, le chef-d'oeuvre de Claude Jutra, c'est ce qui en vient à définir Élisabeth, l'une des compositions les plus mémorables de Geneviève Bujold, soudain très émue par l'évocation de toutes ces oeuvres.
Manifestement, elle n'a pas l'habitude de regarder en arrière. «Je ne suis pas attirée par ces rôles-là: ce sont eux qui viennent de mon bord. On ne peut donner que ce qu'on a en soi, je pense. C'est mon métier d'exprimer les sentiments profonds qu'éveillent certains personnages.» Et exprimer ces sentiments profonds aidera en retour la comédienne à comprendre pourquoi elle a inconsciemment fait oui de la tête à la lecture du scénario.
Si sa filmographie imprévisible compte son lot de femmes blessées, elle comporte également plusieurs femmes de tête faisant montre du genre de tempérament qui lui a valu le surnom de «papillon de fer». Étudiante révolutionnaire dans La guerre est finie, seconde épouse d'Henri VIII marchant la tête haute vers la guillotine dans Anne of the Thousand Days, pionnière dans l'Ouest impitoyable pour Un autre homme, une autre chance («C'était le fun avec Lelouch! J'aime ce film de plus en plus»), médecin opiniâtre dans Coma, monitrice d'autodéfense dans Tightrope, propriétaire de café qui en a vu d'autres dans Trouble in Mind... La liste est longue.
«Pour moi, c'est toujours la même femme. Tous ces personnages sont ses différentes incarnations, explique l'actrice. On peut suivre son évolution d'un film à l'autre, d'une époque à l'autre. Et c'est probablement de moi que je parle, au fond, puisque cette femme émane de moi.»
À tour de rôle
On pourrait ainsi arguer que Geneviève Bujold ne «joue» pas, mais qu'elle «est», chaque fois. Son ex-mari Paul Almond, qui l'a dirigée cinq fois et de qui elle est restée proche, déclara un jour: «Il y a un curieux processus interne qui s'enclenche en elle lorsqu'elle signe pour un film. Au premier "Action!", elle est devenue le personnage et il ne la quittera que longtemps après le dernier "Coupez!".»
De son côté, la principale intéressée précise qu'avant d'en arriver là, deux critères doivent être satisfaits: «Il faut que ce soit naturel et aussi que je décèle un potentiel de joie à m'impliquer dans le projet, même si j'ai tendance à être retirée et concentrée pendant le tournage.» Cette introspection auto-imposée, c'est le spectateur qui en profite, comme le laissait entendre la redoutable Pauline Kael dans sa critique de Choose Me, où la star campe une sexologue en mal d'orgasme: «Au fil des ans, Bujold a développé un rapport merveilleusement proche avec les cinéphiles; elle arrive à nous faire sentir que nous lisons dans ses pensées.»
Ces années-ci, on lui propose surtout des rôles de soutien. Les premiers rôles, eux, se font plus rares. «Sincèrement, je crois que les films qui viennent de mon côté sont ceux que je dois faire, assure la comédienne. Il faut attendre, comme pour la pluie.» Ici, les cinéastes ne l'oublient pas, conscients de ce qu'une actrice de sa trempe peut apporter à leur film.
En 2001, Manon Briand faisait d'elle une ancienne religieuse dans La Turbulence des fluides. Dans Pour l'amour de Dieu, elle est soeur Cécile. En serait-il pour l'associer au sacré? Bien que Geneviève Bujold ait quitté le couvent depuis longtemps, il subsiste en elle une part de divin. Brian De Palma résume cette idée avec éloquence dans le documentaire Obsession Revisited: «Sa présence à l'image a quelque chose de magique. [...] Sa performance est une révélation. Ce qui se produit sur son visage tient du miracle.»
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Collaborateur du Devoir