Bien élevés

Les récits d'anticipation ont ceci de rassurant qu'ils sont le plus souvent campés dans le futur et dans un ailleurs inventé, où la fiction débridée fait dire à la science ce qu'elle veut. Never Let Me Go nous reporte à l'inverse dans le passé récent, dans une Grande-Bretagne contemporaine qui a vu naître la brebis Dolly. La science ici n'est pas fiction. Mais le récit, qui anticipe l'application humaine des découvertes sur le clonage, est fictif. Pas de quoi nous rassurer.
Mark Romanek, à qui on doit le mésestimé One Hour Photo, adapte ici le magnifique roman Auprès de moi toujours de Kazuo Ishiguro (Les Vestiges du jour). Au centre du tableau: Kathy H. (Carey Mulligan), une jeune femme élevée dans un pensionnat très spécial de l'Angleterre rurale, qui raconte son histoire et celle de ses amis Tommy (Andrew Garfield) et Ruth (Keira Knightley), à l'approche du jour où leur sort sera scellé. Ils sont en fait des clones, destinés, une fois rendus à pleine maturité, à faire don, un à un, de leurs organes vitaux, jusqu'au dernier. Ils ont été conditionnés à accepter ce destin, sans le remettre en question. Par conséquent, Romanek ne nous raconte pas l'histoire d'une révolte, ou d'une quête de libération. Son film, tout en retenue, d'une beauté un peu glacée, sert plutôt de support à une méditation placide sur l'existence de l'âme et le prix de la vie humaine, au fil de trois destins entrecroisés qu'une marche inexorable conduit là où ils devaient être conduits.L'excellente Carey Mulligan incarne avec une sobriété bouleversante la jeune femme qui connaît sa fin mais qui, ayant découvert son humanité, va se mettre au service du programme gouvernemental en accompagnant des congénères jusqu'au bout de leur sacrifice. Bien qu'il constitue, sur le plan dramatique, le maillon le plus faible du film, le triangle amoureux qui oppose son personnage à sa fonceuse amie Ruth (l'enjeu étant le sensible Tommy) injecte une forte dose de mélancolie au drame orwellien — nié de toutes parts, jusque par eux-mêmes — de ces enfants de la science.
La force tranquille de Never Let Me Go tient surtout à sa proposition formelle vigoureuse, qui se caractérise par des tableaux (qui font parfois l'effet de natures mortes avec des vivants dedans) où le regard des personnages définit le propos mieux que les paroles prononcées. Dans le même ordre d'idées, le traitement distancié privilégié par Romanek rend encore plus impuissante et mystérieuse la réalité décrite à l'image. Aucun mouvement d'appareil didactique ou intervention musicale ne vient indiquer au spectateur le site moral où il devrait se poser. Cette liberté de penser qui lui est donnée risque toutefois de coûter au film le succès commercial qu'il mérite en cette époque où le prédigéré passe trop souvent pour de la gastronomie.
***
Collaborateur du Devoir