L'entrevue - Sons et paroles de la vie

Marcel Carrière et son magnétophone Nagra, qu’il utilisa notamment lors du tournage de Pour la suite du monde, le documentaire de Pierre Perrault et de Michel Brault réalisé à l’île aux Coudres en 1962. Photo: Gabriel Anctil
Photo: Marcel Carrière et son magnétophone Nagra, qu’il utilisa notamment lors du tournage de Pour la suite du monde, le documentaire de Pierre Perrault et de Michel Brault réalisé à l’île aux Coudres en 1962. Photo: Gabriel Anctil

C'était il y a 50 ans, le 1er février 1958. Marcel Carrière a 22 ans. En plein milieu de la foule et des fanfares, il dépose son magnétophone, met un genou au sol, replace ses écouteurs pour mieux entendre et tend son micro sous la bouche du maire de Sherbrooke. Celui-ci fait un discours improvisé et donne les clés de la ville à un groupe de raquetteurs venus des États-Unis. Marcel Carrière ne le sait pas encore, mais il est en train d'enregistrer dans son magnétophone Maihak les premières paroles du cinéma direct. Il est en train de participer à une véritable révolution technique qui va transformer à jamais le cinéma documentaire.

Pour la première fois dans l'histoire du cinéma québécois (et peut-être du cinéma mondial), l'image prise par une caméra portée à l'épaule ainsi que le son enregistré par un magnétophone portatif sont synchronisés. Pour la première fois, on enregistre dans la rue, sans mise en scène, des gens tels qu'ils sont, tels qu'ils s'expriment. Ce court métrage, Les Raquetteurs, qui ne dure que 14 minutes, est aujourd'hui considéré comme le premier film du cinéma québécois moderne et le film qui allait lancer le mouvement du cinéma direct.

Une sorte de manifeste qui allait inspirer une génération de cinéastes de l'ONF, qui se lanceront bientôt aux quatre coins d'un Québec en pleine Révolution tranquille pour donner, peut-être pour la première fois de son histoire, la parole aux simples citoyens. Car le cinéma direct fut en grande partie un cinéma de la parole.

Réalisé par Gilles Groulx et Michel Brault, Les Raquetteurs allait plonger Marcel Carrière dans cette formidable aventure que fut celle de la prise de son en direct: «On voulait faire un cinéma au pas de course, un cinéma en mouvement, contrairement à un cinéma statique et lourd.» Parce que, jusqu'alors, celui qui allait devenir le maître de la prise de son de ce nouveau cinéma était prisonnier de son équipement qui pesait des tonnes: «Lorsqu'on sortait des studios pour aller filmer les gens chez eux, j'avais besoin d'un camion rempli à craquer juste pour l'équipement sonore.»

C'était l'époque où les documentaires étaient scénarisés et où l'on demandait à des fermiers ou à des ouvriers de réciter un texte et de se déplacer selon une mise en scène très précise. Ce qui, évidemment, enlevait passablement de crédibilité et de véracité au portrait créé.

Né dans le petit village de Bouchette, sur les rives de la rivière Gatineau, Marcel Carrière n'est pourtant en rien prédestiné à une carrière en cinéma. En 1954, alors qu'il vient de terminer des études en électronique dans un institut de technologie, il trouve un emploi d'été à l'ONF, alors situé à Ottawa, dans le département du son: «Dans ces années-là, on n'était vraiment pas beaucoup. J'étais parti en tournage 11 mois par année. J'arrivais chez moi, changeais de chemise et repartais pour un autre film. Ce furent des années de formation accélérée. En huit ans, j'ai travaillé pour plus d'une centaine de films.»

En 1956, l'ONF déménage à Montréal. Il n'existe toujours pas de secteur francophone indépendant. Tout projet de film doit passer par l'approbation des dirigeants, souvent unilingues anglophones. Mais l'équipe française prend forme peu à peu. Des cinéastes comme Claude Jutra, Claude Fournier, Gilles Groulx et Michel Brault font leur entrée et insufflent un vent de dynamisme à cette jeune équipe, qui n'hésitera pas à transgresser les lois du cinéma de l'époque.

De La Lutte à Pour la suite du monde

Ainsi, dans la lancée des Raquetteurs, Marcel Carrière, au son, est de toutes les aventures. Grâce à son incroyable capacité d'adaptation, il participe à de nombreux courts métrages qui se réalisent dans l'esprit du cinéma direct: des documentaires aux sujets puisés dans la culture populaire, réalisés grâce à un équipement léger qui permet un tournage souple, où les techniciens peuvent plonger au coeur même de l'action. Un cinéma authentique et terriblement vivant.

Il est dans les gradins du Forum de Montréal pour enregistrer la foule qui encourage ses héros dans La Lutte (1961). Il est au milieu de centaines de jeunes femmes en délire à Atlantic City, qui hurlent aux pieds du crooner Paul Anka dans Lonely Boy (1962). Il est dans la cale d'un voilier pour enregistrer les dires de Québécois qui carburent au rêve américain dans Voir Miami (1962). Il est à la hauteur de la glace pour immortaliser les cris d'Henri Richard et de «Boom Boom» Geoffrion dans ce poème visuel sur le hockey qu'est Un jeu si simple (1964).

Mais il faudra attendre la réalisation de Pour la suite du monde, en 1962, pour que le cinéma direct atteigne son plein potentiel. Tourné à l'île aux Coudres, ce film de Pierre Perrault et de Michel Brault suit l'épopée des insulaires qui entreprennent de refaire la légendaire pêche aux marsouins (bélugas). Mais, pour être en mesure de filmer les pittoresques personnages des lieux, les trois membres de l'équipe de tournage doivent se faire accepter de la communauté et se mêler à leur quotidien.

«À l'époque, c'était une île très isolée, qui n'avait presque pas d'échanges avec l'extérieur. Pierre Perrault avait été introduit par sa femme, qui était originaire de Baie-Saint-Paul et que les plus vieux connaissaient. À son tour, Pierre nous a présentés. Il fallait qu'ils sentent qu'on avait un lien d'une façon ou d'une autre avec ce qu'ils connaissaient. Tellement que, lorsqu'ils nous voyaient, ils disaient: "Tiens, v'la les p'tits Perrault!"»

Équipé d'un tout nouveau magnétophone, le légendaire Nagra, Marcel Carrière enregistre sur bandes les mots des insulaires, qui, vivant en dehors du temps, avaient créé une langue imagée et poétique aux accents de vieux français. Premier film canadien à être présenté en compétition officielle au Festival de Cannes, il impressionne par sa grande maîtrise technique. Jamais auparavant la vie n'avait été captée de façon aussi directe.

Stravinsky et les Zouaves

Marcel Carrière a marqué le cinéma par sa capacité à faire avancer la technique sonore. Patenteux inventif, il construit le premier micro-cravate sans fil à partir d'un jouet qui possède un faible émetteur et d'une radio. Il utilise ce nouvel équipement lors du tournage de Stravinsky (1965). Mais, pour faire accepter l'idée de porter cet étrange micro au légendaire compositeur de musique, il utilise une autre de ses grandes capacités, celle de se rapprocher de son sujet: «J'étais devenu assez copain avec M. Stravinsky parce qu'il parlait français et que j'étais le seul à parler français dans l'équipe. On blaguait souvent ensemble. Il aimait prendre un coup, mais il était rationné par son agente d'affaires de New York, qui le surveillait du matin au soir. Elle lui donnait droit à une flasque par jour, qu'elle remplissait le matin de Johnny Walker. Alors, quand j'ai compris l'affaire, je suis allé acheter une bouteille de Johnny Walker. Quand il était à sec, il venait me voir. Je lui remplissais de nouveau sa bouteille. Il m'aimait beaucoup. Il a alors accepté de porter le micro-cravate et on a fait quelques séquences avec cet équipement-là.»

En 1964, il se lance dans la réalisation. Son oeuvre est marquée par des documentaires engagés mais également par un sens de l'humour prononcé qui s'exprimera dans plusieurs de ses films, particulièrement dans Avec tambours et trompettes (1968), un documentaire sur les Zouaves qui reste à ce jour l'un des films les plus drôles de notre cinématographie.

Si Michel Brault a libéré l'image et que Pierre Perrault a capté la beauté de la langue, il faut reconnaître à Marcel Carrière, après des années de lutte acharnée et d'innovations bricolées, la conquête du son sans laquelle le cinéma direct, le fondement même du cinéma québécois, n'aurait pas vu le jour.

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